6 mars 1915 – Berry-au-Bac – Eugen Koch

“Merde !”

Eugen tente de lever son fusil vers la chose qui vient de surgir de l’obscurité devant lui, mais trop tard. Un gros objet en bois s’abat sur son arme et l’envoie au sol avant qu’une main ne l’agrippe à la gorge et ne le colle contre le mur ruiné derrière lui. Les mains d’Eugen se referment par réflexe sur le bras de son agresseur, mais celui-ci ne lâche pas sa prise et Eugen constate avec effroi que ses pieds sont en train de quitter le sol.

“Le fantôme ! souffle-t-il à la vue du manteau de prêtre que porte l’homme qui le tient.”

Les yeux de son agresseur brillent d’une lueur de furie, et un impressionnant sourire de satisfaction se dessine sur le visage du Français. Eugen se contente de hoqueter en tournant la tête autant que faire se peut dans l’espoir de voir apparaître ses camarades de patrouille. Mais il ne voit que la pluie qui tombe sur les gravats encombrant la rue de l’autre côté du mur. Et distingue tout autour de lui les formes de soldats français qui le regardent sans rien dire. La bouche d’Eugen tremble sans qu’il ne sache se décider. Vont-ils le tuer s’il crie ?

Le prêtre se penche à son oreille et murmure : “Chhhhhhhhhhht.”

Eugen ouvre grand la bouche lorsqu’il sent le poignard lui rentrer dans le ventre. Le métal glacé lui fouille les entrailles, et Eugen ne parvient même pas à crier. Sa bouche est grande ouverte mais aucun son ne sort. Il a un goût de métal sur la langue et ses yeux ne quittent pas le prêtre, qui continue, doucement.

“Chhhhhht.”

Soudain, il le lâche et Eugen retombe lourdement sur le sol où il se met à gémir, les mains sur sa blessure. Il va mourir, c’est certain. Il se dit que c’est trop bête. Qu’il ne veut pas. Que c’est injuste. Mais le prêtre s’est penché sur lui et glisse dans le pli de son bras serré contre son ventre ouvert un papier plié en quatre. Le Français dit doucement quelque chose à Eugen, mais il ne le comprend pas. Puis l’homme d’église se relève et fait quelques pas en arrière. Il semble à Eugen que lui et les autres Français disparaissent dans l’ombre, mais il craint surtout que ce ne soit sa vue qui soit en train de le quitter.

Et s’ils l’avaient laissé là pour qu’il appelle à l’aide ? S’ils attendaient que ses camarades viennent le secourir pour les tuer ? Doit-il appeler ? Merde, il ne veut pas mourir !

Eugen voudrait ramper, mais il a trop mal. Ses mains sont poisseuses de son propre sang, et il remue faiblement au sol. Sa bouche s’ouvre. Il va appeler.

Il doit le faire.

Alors il appelle.

Comme tous les autres ont appelé avant lui.

Mama ! Mama !

%d blogueurs aiment cette page :