9 mars 1915 – Paris – Maurice Chaumette

“Monsieur le commissaire, la semaine dernière vous refusiez six mille hommes, comprenez qu’il est d’autant plus difficile pour moi de transmettre votre demande à Monsieur le Ministre.”

Assis à son bureau, le téléphone à la main, Maurice a les yeux rivés sur le dossier aux pages cornées étalé devant lui. Tous les services se le sont passés de main en main depuis plusieurs jours, personne ne voulant le prendre en charge. Et puis, le directeur de cabinet en a eu assez et a tout déposé sur le bureau de Maurice avec consigne de régler la question. Sous prétexte de l’affaire Fourrache, il n’hésite plus à lui transmettre les pires cas au prétexte qu’il doit “se rattraper”.

Et depuis trente minutes maintenant, Maurice tente de démêler l’affaire avec son correspondant au Grand Quartier Général, le commissaire principal Mayeur.

“Monsieur Chaumette, souffle la voix crépitante à l’autre bout du fil, je comprends tout à fait que la situation est délicate et que vous avez vos consignes, mais j’ai les miennes… vous devez absolument demander à Monsieur le Ministre de repousser la démobilisation des soldats des classes 1887 et 1888. Cela représente des milliers et des milliers d’hommes sur le front !
– J’entends bien Monsieur le commissaire, tempère Maurice, mais la loi est la loi. Les mobilisés des classes 1887 et 1888 étaient à la limite d’âge pour être mobilisés en 1914. Nous sommes en 1915, ils ont le droit à un billet retour pour chez eux. Et puis, pour ces hommes trop âgés qui ne vous servent guère qui partent, ce sont de nouvelles classes qui arrivent ! La classe 1915 vous a été envoyée en avance en décembre dernier au lieu d’octobre de cette année. Et la classe 1916 sera là le mois prochain. De jeunes gens pour remplacer vos vieux !
– Nous avons besoin de tout le monde, Monsieur Chaumette ! insiste Mayeur.
– Allons, tout de même… ceux que nous rappelons ne sont même plus assez jeunes pour être dans la territoriale : ils sont dans la réserve de la territoriale, rien d’indispensable.
– Ah ! s’exclame Mayeur si fort que Maurice s’éloigne en grimaçant du téléphone. Et qui s’occupe d’apporter le repas aux premières lignes ? Qui creuse les tombes ? Qui garde les voies de chemin de fer et les axes de…
– J’ai compris, j’ai compris ! soupire Maurice. Mais je n’ai pas le choix ! C’est la loi !
– Nous sommes en guerre, qu’en dit la loi ?”

Maurice se tait et pose le téléphone contre son épaule. Il écoute le brouhaha constant des bureaux autour de lui, le son des machines à écrire qui mitraillent et des pas pressés dans les couloirs du ministère. Après avoir jeté un coup d’œil vers sa porte pour s’assurer qu’elle soit bien fermée, il ramène lentement le combiné à son oreille.

“Vous avez été franc avec moi la semaine dernière, commissaire. Permettez que je vous rende la pareille.
– Faites.
– Nous sommes en guerre, je vous l’accorde. Mais il y a d’autres problématiques qui, ici, pèsent lourd. Certains ne voient pas des milliers de soldats rappelés du front. Ils voient des milliers d’électeurs qui rentrent chez eux dans le respect de leurs droits. Si nous les maintenons au front, nous brisons la confiance entre eux et nous tous. C’est d’autant plus de risques de désordres, de désertions et de mutineries pour l’armée, et des milliers de voix perdues pour les prochaines élections.
– Ne me dites pas qu’il y a par chez vous des gens qui pensent encore aux élections ? s’étrangle Mayeur. Il y a plus urgent !”

Chaumette tourne les pages du dossier devant lui, remplies de courrier de députés appuyant le retour au foyer d’habitants de leurs circonscriptions. Il ne les lit même plus et finit par se masser les tempes.

Il ne trouve qu’une seule phrase pour résumer la situation.

“Hélas, commissaire, c’est d’un ministère que nous parlons.”

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