13 mars 1915 – Détroit des Dardanelles – Gabriel de Saint-Aignan

“Jour de brouillard, jour de courrier !”

Les deux frères Riou rient comme des enfants en entraînant avec enthousiasme le gros sac du courrier sur le pont du Bouvet. Sitôt qu’ils atteignent le bastingage, ils s’y penchent pour vérifier que le canot qui sert à acheminer les plis les attend et jettent leur précieux chargement à bord. L’un des marins au-dessous manque de peu d’être écrasé sous l’impact du sac contenant les lettres de près de six-cent hommes d’équipage, et jure bruyamment pendant que les Riou se rient de lui.

À quelques mètres de là, Gabriel, enfoncé dans son manteau noir d’officier, les regarde faire sans oser intervenir. D’un côté, il devrait les rappeler à la discipline du bord, mais d’un autre, il est vrai que depuis que le Bouvet est engagé dans le bombardement des Dardanelles, chaque jour de brouillard est un jour joyeux pour l’équipage. Dès que la brume dissimule le cuirassé et l’escadre à la vue des canons turcs, c’est comme si le navire se retrouvait soudain au milieu du néant. Les machines ralentissent, les canons ne tirent plus, et le calme s’installe à bord. C’est donc toujours le moment durant lequel la flotte en profite pour envoyer des canots distribuer et recueillir le courrier au sein des navires de l’armada, ce qui est l’un des moments les plus attendus de chaque marin.

Les Riou finissent par abandonner le bastingage pour retourner à leur poste. Au moment de passer devant le lieutenant, ils s’arrêtent et l’un d’entre eux tire de sa poche un courrier qu’il brandit comme un élève qui ramènerait une bonne note.

“Mon lieutenant, vous ne savez pas ? Notre cousin Yann fait dans la chasse à l’Allemand ! Il écrit que toute les nuits, lui et ses copains vont les courser dans les ruines des villages qu’ils ont bombardés ! Ils les font courir !
– Je crains de déjà le savoir, vous avez dû montrer votre lettre à la moitié de l’équipage. Si seulement vous chassiez le Turc avec autant d’énergie que votre cousin chasse l’Allemand…
– Ho, mon lieutenant ! gémit l’un des deux en feignant l’indignation.
– Par ailleurs votre cousin est bien bavard, souligne Gabriel. Je serais curieux de savoir ce qu’en pense la censure.
– Ah ça, heu… bredouille l’un des frères avant de maladroitement changer de sujet. Enfin bon, on est fiers ! Et vous mon lieutenant, elle dit quoi, votre famille ?”

Gabriel observe les deux Bretons et esquisse un bref sourire. Ce n’est pas une question que l’on pose à un officier. Que lui vaut cette soudaine curiosité ?

“Dites-moi Messieurs, n’auriez-vous pas, à tout hasard, parié quelque chose sur ce que vous pourriez tirer de moi ?
– Ho non mon lieutenant ! C’est juste que…
– Que ?
– Hé bien, reprend l’un des marins gênés, c’est qu’à bord il y a une rumeur qui court… il paraît que vous ne recevez jamais de courrier. Enfin, c’est ce que disent les gars de la distribution ! se défend-t-il. Parce que nous, on vous a bien vu mettre votre courrier dans le sac l’autre jour !”

L’officier ajuste la boucle de son ceinturon et lève le menton avec fierté. L’occasion de montrer aux frères Riou de quelle trempe il est.

“Je suis un de Saint-Aignan, Messieurs, explique Gabriel avec une pointe d’orgueil dans la voix. Un nom dont on hérite et qui se mérite. Mon père n’est pas homme à s’inquiéter pour ses enfants. Lui aussi a dû montrer qu’il était à la hauteur de son nom en son temps. Comme son père et le sien avant lui. Alors il n’a pas à m’écrire pour me demander comment je vais, Messieurs. C’est à moi de lui dire ce que j’accomplis au nom de notre famille. Ou de mourir en essayant.”

Les Bretons l’observent avec de grands yeux ronds, parfaitement étrangers à cette tradition familiale qui leur paraît aussi austère que passéiste. Mais ils ne font aucun commentaire, ce qui laisse le temps à Gabriel d’achever son propos de manière théâtrale pour les inspirer.

“Le brouillard ne durera pas. Et quand il se lèvera, nous ouvrirons la voie à coups de canon.”

Sa main trouve le pommeau de son sabre d’officier, qu’il se met à tapoter doucement.

“Personnellement, je compte bien être le premier de Saint-Aignan depuis des siècles à mettre le pied à Constantinople.“

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