“Messieurs dames, je crois bien que vous n’avez rien à faire là.”
Édouard achève tranquillement de monter les escaliers de l’immeuble, sans quitter des yeux la petite file de personnes qui attendent devant la porte de l’appartement. À peine a-t-il dit ces quelques mots que tous se dispersent sans oser soutenir son regard et filent dans les escaliers sans piper mot. Il y a là bon nombre de femmes de tous âges, parfois accompagnées de leurs enfants, et deux hommes âgés qui s’accrochent à la rambarde pour quitter les lieux aussi vite que leurs jambes le leur permettent encore.
Édouard fait signe à son collègue de le suivre et les deux policiers s’engouffrent dans l’appartement sans frapper, matraque à la main. Ils remontent un étroit couloir au papier peint vert et passent devant une minuscule chambre aux volets clos ainsi qu’un salon chichement décoré sans s’arrêter. Il y a dans l’air une lourde odeur de parfum, et des chuchotis proviennent de la dernière porte au bout du couloir. Les policiers s’en approchent et du bout de sa matraque, Édouard l’entrouvre ; un grincement accompagne son geste et les chuchotis s’arrêtent aussitôt. Et il entre dans la pièce.
Ici, Paris paraît déjà loin. De lourds rideaux pendent partout dans la pièce et encadrent un guéridon sur lequel sont posés des cartes, des osselets et une photographie d’un jeune homme en uniforme. Une épaisse fumée provenant de bâtonnets incandescents tourne sous le plafond, et l’air est proprement irrespirable tant il empeste le parfum à bon marché. On se croirait au fond d’une tente malodorante.
“Ça cocotte par ici ! sourit Bachimont.”
En face de lui, un couple d’une cinquantaine d’années vient de se retourner, ébahi par cette soudaine apparition. Bien vêtus, ils incarnent l’exact opposé de la personne de l’autre côté du guéridon, une femme aux cheveux emmêlés qui paraît n’être vêtue que de voiles superposés et accrochés entre eux par de la verroterie d’un goût douteux. Elle lève des yeux noirs vers les deux policiers.
“Sortez d’ici ! Vous n’avez rien à faire là ! ordonne-t-elle en pointant un ongle sale vers eux.
– Hélas si, ma belle, reprend Édouard, justement. Vous prétendez lire l’avenir et autres salades, et c’est interdit, figurez-vous.
– Vous ne comprenez rien à mon art !
– Vous non plus visiblement puisque vous n’aviez pas prévu notre arrivée.”
Les deux clients de la voyante se lèvent, et le collègue d’Édouard pose une main amicale sur l’épaule de l’homme qui vient de récupérer la photo de soldat sur la table.
“Vous étiez venu savoir si votre gamin allait revenir de la guerre, c’est ça ?
– Ou… oui… bredouille l’homme. Nous sommes des parents inquiets, qu’y a-t-il de mal à cela ?
– C’est interdit, explique Édouard. Article 479 du code pénal. Les personnes pratiquant la profession de devin sont punies d’une amende de dix à quinze francs. Alors évitez de faire marcher ce commerce de profiteurs !”
La voyante se lève, outrée, et tourne la tête pour ne plus avoir à subir la vue des policiers.
“Profiteurs, profiteurs, ce sont ces amendes injustes qui paient les porcs que vous êtes ! grogne-t-elle.
– Porcs ? s’étonne Édouard en feignant l’innocence. Tu entends ça ? Elle nous a traité de porcs. Bon, puisque c’est comme ça… “
Il s’adresse dans un grand sourire aux deux clients qui ne savent plus où se mettre.
“Dites-moi, la sorcière vous a-t-elle aussi proposé d’interpréter vos rêves ?
– Oui, mais nous n’avons pas… commence la mère de famille avant qu’Edouard ne la coupe.
– Article 480 du code pénal : les interprètes de songes peuvent être emprisonnés jusqu’à cinq jours !”
Il lève ses menottes, satisfait, en direction de la devineresse.
“Celle-là non plus tu ne l’avais pas vue venir, n’est-ce pas ? ricane Édouard. Tu vas venir avec nous au frais, histoire de réfléchir à ce que tu fais en vendant de faux espoirs aux pauvres gens !”