“On donne ou on reçoit ?”
Depuis des heures, cette phrase est répétée sans fin dans les flancs du Bouvet. Les puissantes détonations des canons qui tirent se confondent aisément avec le bruit d’un obus venu s’écraser sur la coque du cuirassé, et les marins anxieux dans les entrailles du vaisseau ne suivent le déroulement de la bataille qu’au son.
“On donne, on donne !” répète inlassablement Gabriel alors qu’il se fraie un chemin dans les couloirs encombrés de marins. À nouveau, tout le Bouvet est secoué alors qu’il décoche une puissante salve de toutes ses pièces valides sur les forts turcs, et sitôt que les regards inquiets des marins se posent sur lui, Gabriel répète : “On donne ! Ce sont nos canons !”
Mais le Bouvet a déjà reçu plus qu’il n’aurait dû. Gabriel était sur la passerelle au début de l’attaque des défenses de l’empire Ottoman du détroit des Dardanelles. À chaque fois que la flotte écrasait un fort ennemi sous le feu de toutes ses pièces, des obus quadrillaient la mer autour du navire en retour. À croire que les Turcs continuaient à tirer depuis les ruines. Gabriel a regardé avec effroi les premiers tirs ennemis faire mouche sur le Suffren, qui ouvrait la voie devant le Bouvet. Des coups d’une telle violence que le Bouvet a dû passer devant pour le protéger. Et à son tour se retrouver sous le feu. Lorsqu’un obus turc a atterri droit sur l’une des tourelles tribord du cuirassé, la secousse a été telle que Gabriel a été projeté à terre, les jumelles brisées.
“Saint-Aignan, allez rassurer l’équipage et vous assurer que les hommes évacuent calmement les pièces mises hors-services.”
C’est de ces quelques mots que le commandant a envoyé Gabriel dans les entrailles du cuirassé, qu’il arpente désormais depuis ce qui lui paraît des heures. Et ici, seuls les sons et les rumeurs portées par l’équipage indiquent le déroulement de la bataille.
“Mon lieutenant, c’est vrai qu’on a eu des incendies ? demande un homme dans une coursive des niveaux inférieurs dans laquelle Gabriel vient se s’engager.
– Riou ? s’étonne Gabriel. Qu’est-ce que vous faites là ?
– Ma tourelle est hors-service mon lieutenant. Mais pour les incendies…”
Gabriel voit que tous les hommes le long du mur d’acier lui font silencieusement la même interrogation, et il donne une tape sur l’épaule du plus proche.
“Ça va les gars, on a eu deux petits feux à la proue et à la poupe, mais ils sont éteints tout est sous contr…”
Une gigantesque déflagration interrompt Gabriel alors que le Bouvet est secoué d’une terrible convulsion. Les marins sont projetés au sol, et Gabriel ne parvient à rester debout qu’en s’accrochant à l’un des tuyaux qui longent le plafond. Les jurons des hommes à terre sont bien vite couverts par un tonitruant gémissement métallique qui paraît courir tout le long de la coque.
“Merde ! Qu’est-ce que c’était ? gueule l’un des militaires qui se relève péniblement. On ne donnait pas, là, hein ? Mon lieutenant ?”
Mais Gabriel a les yeux rivés sur sur la cloche d’alerte fixée en haut du couloir. Pour son plus grand effroi, le minuscule marteau à son côté vient de se mettre à la battre frénétiquement. Tout le bâtiment résonne de la sonnerie d’alarme.
“On est touchés ! Touchés !”
Un marin avec de grosses brûlures sur le visage vient de hurler la chose dans la coursive avant de partir en courant. À peine a-t-il disparu que de l’eau arrive en bouillonnant à l’endroit où il se trouvait un instant auparavant. Les marins autour de Gabriel se mettent à crier, paniqués.
“Voie d’eau ! s’égosille l’un.
– On va pas couler, hein mon lieutenant ? interroge un autre, apeuré.
– Les copains se barrent dans le mauvais sens ! ajoute un troisième en pointant du doigt les hommes qui fuient en courant, les pieds qui pataugent déjà. C’est que la voie d’eau est trop grosse pour être colmatée !
– Qu’est-ce qu’on fait mon lieutenant ?”
Des cris dans des porte-voix répondent à la place de Gabriel.
“Le commandant vient d’ordonner l’abandon du bâtiment ! Dépêchez-vous de sortir !”
“Vous avez entendu ? se reprend Gabriel alors que l’eau rentre dans la coursive et vient tremper ses chaussures. Tout le monde dehors ! Moi, je vais m’occuper d’aider à évacuer !”
Une bouffée d’orgueil s’empare du cœur de Gabriel alors que les marins partent en courant devant lui. Il n’a pas paniqué et parvient à assumer son rôle d’officier de la marine avec honneur malgré les circonstances. Il se sent aussitôt un peu égoïste d’avoir pensé à cela et se concentre sur le sort de ses hommes. Alors qu’il s’élance dans les coursives peu à peu inondées que l’équipage abandonne au plus vite, il aperçoit avec satisfaction les autres officiers qui, debout près d’une porte ou d’un escalier, font évacuer le personnel.
“Vous allez aux machines, hein ! s’exclame une voix familière plus qu’elle n’interroge derrière Gabriel.
– Riou ! J’ai dit d’évacuer ! s’énerve Gabriel. Filez ! Je dois aller vérifier que les pompes ont été lancées pour gagner du temps !
– Mon frangin est aux machines mon lieutenant ! s’exaspère Riou en retour. Je viens avec vous !
– Têtu comme un Breton ! maugrée Gabriel avant de reprendre sa course, Riou à ses côtés.”
Il ne s’est guère passé plus de trente secondes depuis l’explosion que déjà, le cuirassé penche dangereusement. Courir dans les coursives devient difficile, puis impossible, et alors que l’eau atteint ses mollets, Gabriel se retrouve à marcher sur les parois. Le Bouvet chavire.
Tous les objets au mur ou sur des tables sont tombés et les deux hommes s’avancent dans l’eau de mer où flottent des carnets, des ustensiles de cuisine en bois, des bouées. Gabriel tente de cacher sa peur alors que l’eau monte au-dessus de ses genoux et que, pire encore, il entend des cris résonner dans tout le cuirassé. On n’évacue pas assez vite.
“Les machines !” s’exclame Riou en pointant un sas en face d’eux. Le Bouvet continue de gémir alors qu’il sombre, et ses cris métalliques accompagnent la course des deux hommes lorsqu’ils rentrent dans la coursive qui longe le compartiment des machines.
À leur grande stupéfaction, tous les sas qui donnent sur les machines sont verrouillés, et à présent que le navire est sur son flanc, ils sont sous leurs pieds. Gabriel se penche sur l’un des sas dont parviennent des coups sourds, et il plonge ses mains sous l’eau pour sentir la porte blindée vibrer.
De l’autre côté, des hommes donnent des coups de marteau pour qu’on vienne les libérer.
“J’arrive frangin ! Merde ! Lieutenant, aidez-moi ! pleure Riou en s’acharnant sur le sas qui refuse de s’ouvrir. Ils sont derrière !
– C’est fini, Riou ! essaie de le raisonner Gabriel. Le compartiment est verrouillé ! Même si on parvenait à leur ouvrir, on leur enverrait juste toute l’eau à nos pieds !
– Allez mon lieutenant ! À trois !”
Riou s’échine sur l’un des sas comme s’il pouvait arracher la porte à lui seul. Mais même dans son désespoir, il ne peut ignorer que les coups de marteau faiblissent peu à peu.
Puis s’arrêtent.
“Merde ! répète Riou en pleurant. Fais chier !
– Je suis désolé, lui dit Gabriel en le tirant par la manche. À présent, il faut évacuer.
– Mon frangin !”
Riou sanglote en suivant Gabriel, mais quelque soit le couloir qu’ils prennent, ils se retrouvent toujours face à plus d’eau qui arrive à présent de toutes les directions. Ils en ont jusqu’au ventre lorsqu’en suivant les cris de terreur qui résonnent dans le bâtiment, ils parviennent jusqu’à un réfectoire où au milieu d’une centaine d’hommes, des militaires s’esquintent à tenter d’ouvrir une écoutille vers les ponts supérieurs. Un officier trempé tente d’organiser les efforts pendant que les marins les plus costauds gémissent de douleur en essayant d’actionner la trappe.
“Elle est bloquée ! Bloquée ! Déverrouillée, mais bloquée ! crie l’un d’entre eux”
Gabriel sent ses tripes se serrer. Pas seulement à cause de l’eau glacée qui continue à monter : si l’écoutille est bloquée, c’est probablement que de l’eau pèse dessus. Trop d’eau.
Cela signifie que le Bouvet a déjà coulé. Qu’ils sont sous la surface.
Lui et les autres sont juste prisonniers d’une épave.
Les hommes flottent plus qu’ils ne marchent maintenant que l’eau leur arrive aux épaules, et les murs continuent de tourner autour d’eux alors que le cuirassé file vers le fond. Les lumières, restées allumées par miracle jusqu’alors, vacillent puis se coupent, faisant redoubler d’intensité les exclamations paniquées de l’équipage dans le noir alors, que Gabriel reconnaît la voix d’officiers qui tentent de les calmer par-dessus les hurlements. Riou respire bruyamment près de lui, et Gabriel tâte dans l’obscurité pour sentir sous l’eau la main du marin.
“Riou. Ça va aller maintenant, dit-il calmement.
– On est sous l’eau, hein ? Sous l’eau ! Peut-être qu’il va rester une poche d’air ? dit-il entre ses pleurs. La flotte va envoyer des scaphandriers ! Mon lieutenant, ça s’est déjà vu, hein ? Ils savent qu’on est là ! Écoutez ! On entend encore taper ! Hé ! Ho !”
Riou appelle de toutes ses forces un sauveteur invisible comme si sa voix pouvait porter jusqu’à la surface, que Gabriel imagine déjà loin. Dans tout le navire, on entend des coups frappés le long des tuyaux, sur les sas entre les compartiments, sur les murs… et un par un, ils faiblissent, puis s’éteignent au fur et à mesure que les compartiments se remplissent.
Dans le noir, les cris sont remplacés par les pleurs. Les officiers encore présents dans le réfectoire répètent des paroles pour apaiser leurs hommes autant qu’eux-même, alors que tout est perdu.
“On a fait notre devoir les gars. On se souviendra de nous. Je suis fier d’être là avec des types comme vous.”
“Qu’est-ce qu’on fait mon lieutenant ? pleurniche Riou comme un enfant terrorisé s’adresserait à son père. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?”
Gabriel hésite à lui rappeler que tous deux ont presque le même âge. L’eau leur arrive au menton et continue à monter. Les cris autour d’eux se taisent doucement, et les marteaux ont arrêté leur supplique. Seul le Bouvet continue d’agoniser dans de sinistres grincements. Gabriel serre aussi fort qu’il le peut la main de Riou qui, à présent, parvient à peine à parler tant sa gorge est prise.
“On va rester là pour toujours ? demande-t-il désespéré. Dans le navire ?
– On va partir, Riou, bientôt. tente Gabriel alors qu’il n’a plus pied et que sa tête vient de heurter la paroi au-dessus de lui. Ce ne sera plus très long. Tu es Catholique ?
– Oui… oui mon lieutenant bafouille-t-il.
– Alors répète après moi.”
Et la main de Riou dans la sienne, sa croix de baptême dans l’autre sous l’eau qui continue de monter, Gabriel commence :
“Je vous salue Marie, pleine de grâce…”