“Il en sera de même à la fin du monde. Les anges viendront séparer les méchants d’avec les justes,et ils les jetteront dans la fournaise ardente, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Matthieu – 13:49-50”
Je n’ai jamais été un catholique pratiquant. Je crois que j’ai été baptisé et envoyé à la messe plus par tradition que véritable croyance. Le catéchisme m’a toujours ennuyé, et la seule chose qui avait mon attention lorsque l’on me parlait de Jésus était l’horloge qui m’indiquait quand ce supplice se terminerait enfin, que je puisse sortir aller jouer avec Jules et Lucien. Aussi, je n’avais aucun souvenir de ce passage de l’évangile selon Saint Matthieu. Chose que je me suis bien gardé de dire à Ducastel. Car si un jour on m’avait dit que j’irais déposer ces mots sur un mur, je me serais contenté de rire.
Mais cette nuit-là, nous n’avons pas ri.
Depuis que Ducastel s’est mis en tête de faire paniquer les Allemands en éradiquant l’une de leurs patrouilles au complet en une seule opération, il vient nous chercher chaque soir avec un enthousiasme toujours plus grand. Pour lui, son plan n’a aucune faille. Sitôt qu’il aura montré de quoi il est capable, la prochaine patrouille des Fritz devrait être tellement apeurée qu’elle en sera désordonnée. Et que nous pourrons nous saisir de son officier sans encombre.
Parfois, je me demande si Ducastel pense encore à notre but : l’officier. J’ai l’impression qu’il ne pense plus qu’à la vengeance et à la terreur qu’il peut faire tomber sur l’ennemi. Berry-au-Bac est devenu sa paroisse, et chaque nuit il compte bien en chasser les loups venus s’en prendre à ses brebis.
“Drouot, c’est pas toi qui a un copain artilleur ? me dit-il en début de soirée le 13 mars.
– J’en connais un, mon père, c’est vrai. Mais de là à dire que nous sommes de grands copains… pourquoi ?
– Parce que le génie ne veut pas nous filer d’explosifs. Ils se gardent tout pour leurs mines. Alors tu ne voudrais pas aller piquer une paire d’obus de 75 ? Si on en met quelques-uns ensemble, on devrait pouvoir faire un joli feu d’artifice.
– C’est-à-dire que…
– Pardon ? se penche Ducastel en tendant l’oreille. Je ne t’entends pas Drouot ? Aurais-je oublié de te dire que c’était un ordre ? Allez, prend un larron avec toi et allez me chercher ça avant que la nuit ne soit trop avancée, nous avons une patrouille à mener !”
Je grommelle sans me cacher pendant que Ducastel s’en va discuter avec le reste de l’escouade. Jules ne me laisse évidemment pas tomber et se porte aussitôt volontaire pour m’accompagner. Je lui donne une tape amicale sur l’épaule en enfilant mon képi, prêt à partir.
“Mon vieux Jules, tu t’es trouvé le mauvais copain. Tu aurais dû en choisir un qui n’a pas ce genre de corvées.
– Bah, ne t’inquiète pas ! me sourit Jules. Ça nous fera une petite promenade avant la patrouille ! Des fois que nos pieds s’ennuient !”
Je souris en retour de toutes mes dents, et tous deux abandonnons nos camarades pour quitter l’abri et filer dans les tranchées qui zig-zaguent devant Berry. Le mois de mars est avancé et la nuit tombe toujours plus tard. Le ciel est sombre mais bleu, et nous avons donc un peu de luminosité pour nous avancer sans devoir brandir une lampe. Plus nous allons vers l’arrière de nos défenses, moins les tranchées sont profondes et nous permettent de jeter des coups d’œil autour de nous.
L’hiver touche à sa fin. La campagne autour de Berry est splendide là où elle n’a pas été malmenée par les obus. On aperçoit sa verdure qui s’étend jusqu’à l’infini et grimpe sur de lointaines collines, avec ici ou là, un bouquet d’arbres qui se dessinent sur l’horizon. Dans les champs abandonnés et sur le bord des cratères, de petits éclats colorés laissent deviner que des fleurs ont senti l’air doux revenir. Si nous n’étions pas en guerre, je crois que je serais presque heureux de marcher avec Jules par cette soirée qui sent le printemps. J’espère seulement qu’un jour, lui et moi pourrons nous rappeler de tout cela ensemble lors d’un beau soir parisien à une terrasse.
“C’est qui ton copain artilleur ? me demandes Jules alors que nous arrivons dans les dernières défenses au sud de Berry. Poznik, c’est ça ?
– C’est le seul dont je connaisse le nom depuis qu’on s’est croisés à l’infirmerie, dis-je en haussant les épaules. Tu l’as vu toi aussi : il faisait partie de la fausse escouade qui servait de modèle photo à Fourrache.
– Tiens, j’avais presque oublié cette histoire ! soupire Jules en roulant des yeux. Faites la guerre, tiens ! On ira quand même prendre d’autres zigues pour faire de belles images ! D’ailleurs, en parlant de tricher un peu, tu ne voudrais pas qu’on attende une voiture qui descende sur Cormicy ? Non parce que s’il faut aller jusqu’aux batteries à pied…
– Les voitures attendront que la nuit soit totale pour s’avancer. On n’a guère le temps de les attendre : on en prendra une au retour.
– Hé bien, en route alors !”
Le fossé au bord de la route de Berry à Cormicy a été approfondi pour former un boyau dans lequel il est désormais possible de s’avancer en risquant bien moins qu’en marchant sur la route, et plus vite qu’en s’embourbant dans les champs. Jules et moi y faisons donc route tout en regardant autour de nous avec plaisir. La météo a été capricieuse ces dernières semaines, mais il est amusant de voir comme l’arrivée du printemps peut aider le moral des simples soldats que nous sommes.
“Ah, quand la terre sera sèche et que nous aurons un abri qui ne dégouline pas de boue !’” s’enthousiasme déjà Jules.
La route jusqu’à Cormicy est sans histoire. Et de là, nous quittons le village pour monter jusqu’aux batteries plus en arrière, dont nous apercevons les toits des casemates lorsque la nuit est enfin tombée. Nous nous avançons jusqu’à elles dans l’obscurité, et dans toutes celles que nous pouvons voir, le spectacle est toujours le même : quelques artilleurs qui jouent aux cartes, lisent ou écrivent, le tout assis sur des caisses de munitions et à la lueur de petites lanternes cachées dans des recoins pour ne pas que leur lumière soit visible de loin. Et entre eux, embourbé dans ses propres traces, un canon de 75 attend qu’on le réveille.
“Mais regardez qui voilà ! dit un artilleur en posant ses cartes à l’abri des tricheurs. De la piétaille ! Vous vous êtes perdus ? Si vous cherchez les tranchées, suivez la direction du canon !
– C’est bien le problème, puisque vu comme vous visez… provoque Jules.
– C’est qu’il a de l’humour ce petit ! répond un autre artilleur. Dis-donc, change de ton ou je tirerai trop court la prochaine fois !
– Tu sais que tu es supposé mettre tes menaces à exécution après, pas avant de les avoir dites ?
– Du calme tous les deux ! tempère un artiflot qui se lève et vient se placer entre Jules et son interlocuteur. Qu’est-ce que vous faites là les gars ?
– On cherche Poznik, dis-je.
– Poznik ? l’artilleur se gratte le menton et finit par se pencher pour nous indiquer une casemate un peu plus loin. Ce Polak doit être à sa pièce s’il n’est pas parti voir les filles à Hermonville. Tentez votre chance au troisième abri !”
Nous suivons religieusement les indications et nous approchons d’une casemate identique à celle que nous venons de quitter jusqu’à ses joueurs de carte. Poznik est en train de glisser quelques pièces de monnaie dans sa poche, un sourire au coin des lèvres, alors qu’il se remet à distribuer à ses camarades pour une nouvelle partie. Il s’arrête net lorsque Jules et moi sortons de l’obscurité pour entrer dans le halo lumineux de sa lanterne.
“Ben ça ! Drouot ! s’exclame-t-il avant de se lever et de venir me serrer vigoureusement la main : nous devons être plus amis que je ne le pensais. Que viens-tu faire ici ? Tu veux une place à notre table ?
– En fait, je viens chercher quelque chose.
– Hé bien je t’écoute, que puis-je pour toi mon vieux ?
– J’aurais besoin… d’obus.”
Mon aveu est un peu honteux, et Poznik fronce aussitôt les sourcils, intrigué par cette requête. Ses camarades me fixent, suspicieux. Ce n’est guère une demande habituelle.
“Que veux-tu faire avec nos obus ? demande prudemment Poznik. Vous n’avez pas de canon de 75 en première ligne que je sache !
– Ce n’est pas pour tirer, Poznik. Pour tout te dire, on veut faire sauter une maison pleine d’Allemands.
– Aha ! s’amuse l’artilleur. Là, tu me parles ! Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Dis-moi, où est-elle, ta maison ? Je peux lui envoyer une paire d’obus si tu veux, on va les calmer, tes Boches !
– C’est très gentil, mais non.”
Je me sens parfaitement stupide. Répondre “C’est très gentil” à l’offre de tuer des gens… je continue de me demander qui je suis devenu. Mais dans l’immédiat, j’insiste.
“En fait, on compte faire sauter toute une escouade avant qu’ils n’aient le temps de fuir en entendant le canon ou l’obus.
– C’est-à-dire que Drouot, tu sais, on ne croule pas sous les munitions ici… c’est un peu moins critique qu’il y a deux mois, mais tout de même. Et puis, qui t’a demandé ça ?
– Mon officier.
– Mouais… et pas de demande officielle, évidemment. Ça sent le truc pas vraiment approuvé, ton histoire… il nous inspecte de haut en bas Jules et moi et puis finalement, se prend à sourire. Et puis merde ! On ne va quand même pas se faire engueuler pour envoyer des obus sur les Boches ! Il te faut quoi ? Fusant ? Explosif ?
– Explosif.
– Tendez les bras, mais attention, ça pèse ! Je vous en mets combien ?”
D’artilleur, il devient commerçant, et donne l’impression d’être derrière son comptoir à nous servir avec enthousiasme. Il retourne la caisse qui lui servait de tabouret et se saisit de quelques obus qui reposaient sur de la paille près du canon. L’un après l’autre, il les range dans la caisse et la pousse vers nous du bout du pied.
“Quatre obus ! Je ne peux guère faire plus sans que cela ne se voie à l’inventaire, dit-il en conclusion. C’est que les gradés comptent tout ce qu’on tire ! Ah, il n’y a pas de petites économies !
– Comment tu vas camoufler ça ? s’inquiète Jules.
– Demain, comme tous les jours, ça devrait tirer en face… on leur mettra quelques obus. Et puis, entre leurs coups de canons et les nôtres, on pourra bien faire croire qu’il y a eu quatre coups tirés de plus. Mais vous par contre, planquez ça, je ne veux pas d’emmerdes !
– Et comment ?
– Facile !”
Poznik, visiblement très excité par ce filoutage, s’empresse de fouiller sa casemate et revient vers nous avec plusieurs bouteilles de vin asséchées, obtenues probablement par des moyens qu’il nous vaut mieux ignorer. Il les pose sur les obus et rajoute une paire de boîtes de rations vides qu’il referme de son mieux.
“De nuit, ça ne devrait pas trop se voir. Vous n’aurez qu’à dire que vous montez de la bibine et de quoi casser la croûte pour des officiers ou je ne sais quoi. Voilà Drouot !
– Merci Poznik… je te revaudrai ça, dis-je en serrant la main de l’artilleur.
– Ah non, c’est cadeau ! Allez, amusez-vous bien avec ça ! Et pas de bêtises !”
Jules soulève la caisse qui avec les bouteilles et autres, doit bien peser 25 kilos, et lui et moi nous relayons jusqu’à Cormicy où nous trouvons une ambulance qui monte jusqu’à Berry. C’est brinquebalés à l’arrière de celle-ci que nous remontons jusqu’à nos lignes, et regagnons fièrement notre abri, notre mission accomplie. Lorsque nous passons la porte de la cagna, les autres ont achevé de se préparer depuis longtemps, et Ducastel nous fixe, mécontent.
“Vous en avez mis du temps ! Et… mais qu’est-ce que vous ramenez-là ! s’exclame-t-il en venant vers nous, furieux. De la bibine et de quoi faire un gueuleton ! Foutez-moi…
– Du calme mon père ! s’interpose vivement Jules alors que Ducastel s’apprête à me faire sauter la caisse des mains. C’est pour planquer le tout ! Les obus sont au fond, alors pas de gestes brusques !”
Ducastel s’arrête net, et j’avoue avoir senti une goutte de sueur me rouler sur la tempe. Ce prêtre sanguin aurait pu tous nous tuer pour un peu s’il était venu jeter à nos pieds le contenu de la caisse en pensant que nous avions trompé sa confiance. Il fait quelques pas en arrière, me fait signe de poser lentement le chargement, et après l’avoir vidé de son faux contenu, les quatre obus s’étalent devant nous.
“Quatre ? grogne Ducastel.
– C’est que, mon père, c’est tout ce que l’on peut obtenir en se débrouillant. Si vous aviez une autorisation… ce serait une autre histoire, dis-je.
– Jamais ils ne nous fileront d’autorisation, tu peux en être sûr ! Cette guerre, il faut la faire soi-même, souffle-t-il. Mais des obus, il nous en faudrait au moins dix ou douze !
– C’est tout ce que j’ai pu avoir ! dis-je à nouveau en essayant de cacher qu’il m’excède quelque peu à insister.
– Bon. Vous n’aurez qu’à y retourner demain. Il faudra ramener les explosifs à petites doses. Ce soir, on va déjà aller trouver une belle petite maisonnette pour enterrer ces salopards de Boches.”
Ducastel ordonne que nous laissions notre précieux chargement ici tant que nous n’avons pas trouvé d’endroit où le placer pour surprendre les Allemands. Je suis à la fois soulagé de ne pas repartir dans Berry une caisse de munitions dans les mains, et effrayé à l’idée de revenir dormir dans cet abri de première ligne, juste à côté d’explosifs capables de faire sauter toute notre cagna et un bout de la tranchée si nous ne trouvions pas de cache idéale cette nuit.
Une nouvelle fois, nous repartons donc vers Berry vêtus de nos manteaux civils noirs pour ne plus faire qu’un avec les ombres. Tout le long des tranchées, les soldats du 28e nous regardent, mi-intrigués mi-impressionnés par notre sombre allure. Et puis, comme toujours, ils nous regardent nous enfoncer dans la nuit des ruines du village.
La lune joue à cache-cache avec les nuages et se voile pour mieux nous laisser progresser dans l’obscurité. Ducastel nous fait passer par les jardins ravagés que nous connaissons bien, les chambres aux murs troués dans lesquelles les lits sont froids depuis longtemps, et des cuisines cent fois pillées. Il visite ces demeures ruinées comme un homme qui chercherait un foyer pour lui-même, et en inspecte chaque mur, chaque porte, autant pour y guetter d’éventuels pièges que pour voir quelle maison lui permettra de mettre en place son sinistre plan.
Lorsque la lune commence à descendre, et alors que nous guettons tout autour d’une maison d’éventuels ombres allemandes en train de se mouvoir, je l’entends s’exclamer tout bas :
“Voilà ! Celle-là ! Ah, elle ne demande qu’à ce qu’on la charge de nos petits obus !”
Notre sous-lieutenant est accroupi au milieu de ce qui a dû être une belle maison autrefois, mais dont il ne reste que le rez-de-chaussée. Seuls des poutres aux extrémités déchiquetées pointées vers le ciel et un tas de moellons rappellent qu’autrefois, il y eut ici un étage. La demeure n’a pas de cave, mais le plancher de bois troué par endroits laisse entrevoir les fondations.
“Allez me chercher notre petit cadeau ! ordonne Ducastel. C’est ici qu’on va en finir.”
Henry et Pinot sont envoyés chercher la caisse d’obus dans nos lignes, escortés par Kane et Jules. Je m’inquiète pour eux et espère qu’ils ne croiseront pas les Allemands qui, à cette heure, sont quelque part autour de nous. Mais ils reviennent près de vingt minutes plus tard avec le précieux chargement, et viennent se glisser près de nous. La caisse est déposée sur le vieux plancher et Ducastel, avec toutes les précautions du monde, dépose les obus l’un après l’autre sous le plancher.
“Il ne s’agirait pas de nous faire péter, murmure-t-il. Hé hé !”
Il pousse délicatement les obus pour les rendre parfaitement invisibles sous les fondations, puis déclare que la patrouille est terminée pour cette nuit. Nous regagnons nos lignes sans incidents, trop heureux de laisser ces explosifs loin de nous. Avant de nous laisser prendre un peu de repos, Ducastel s’approche de Jules et moi et griffonne quelques mots sur un papier.
“Tenez, avec ça, vous pourrez aller taper une ration d’officier à la roulante, explique-t-il. Amenez-la aux artilleurs qui vous fournissent, ça les motivera à vous filer un peu plus d’obus. J’en veux quatre identiques demain avant la patrouille.”
La chose est entendue. Dès notre réveil en tout début de soirée, Jules et moi profitons des dernières lueurs du jour pour filer aux batteries derrière Cormicy, non sans avoir obtenu aux cuisines roulantes de quoi remercier Poznik de ses services. L’artilleur glapit de plaisir à la vue du repas que nous lui apportons, et dès que nous avons les obus cachés au fond de notre caisse recouverte de rations vides, il plante un tire-bouchon dans la bouteille que nous lui avons amenée.
“Du pinard d’officier ! Regardez-moi ça ! sourit-il. C’est autre chose que le gros rouge qu’ils nous refilent ! Allez, amenez vos quarts les petits gars, personne ne repart d’ici avant son petit coup à boire !”
Jules et moi buvons chacun une lampée de la bouteille, qui nous paraît miraculeuse au goût comparée à notre quotidien, et Jules soupire de plaisir.
“Plus jamais je ne bois d’eau, je veux me garder ce petit goût sur la langue !
– Reviens demain ! répond Poznik qui contemple la bouteille avec des yeux pétillants. Ramenez m’en une autre et vous aurez quatre obus de plus !”
Cette nuit là, dès que nous regagnons nos lignes, nous partons et ne nous attardons pas dans Berry. En progressant prudemment, nous parvenons à faire l’aller et retour entre la demeure à piéger et nos lignes en une heure et demie. La distance n’est pas bien grande, mais la moindre ombre qui remue nous paralyse pour dix bonnes minutes, le temps de vérifier que la voie est libre. Nous ne restons dans l’ancienne belle bâtisse que quelques instants, le temps que Ducastel vérifie que les obus de la veille n’ont pas bougé et qu’il y rajoute notre nouveau chargement. Lorsque nous revenons à la cagna, c’est le même refrain.
“Prenez ce papier. Refilez une ration à votre gars, ramenez-moi quatre obus, dit Ducastel.
– Ça va encore durer longtemps ? s’inquiète Jules. Ça va finir par se voir.
– C’est le dernier convoi mon petit Chemin ! répond le prêtre avec enthousiasme. Douze obus de 75, c’est suffisant pour tuer tous les Allemands dans la maison et autour, et envoyer les autres sur la Lune !”
Nous répétons la même routine le lendemain. Aller chercher la ration d’officier, la livrer à Poznik, récupérer les obus… et les déposer dans la maison piégée. Douze obus attendent sous le plancher.
Et cette nuit du 15 mars, Ducastel n’ordonne pas la retraite vers nos lignes.
“On ne rentre pas mon père ? s’inquiète Weinberg.
– Pas cette nuit, pas cette nuit, répète-t-il. Cette nuit, on en finit.”
Ducastel ouvre la besace à son flanc et en tire un objet que je reconnais malgré le manque de luminosité comme étant un détonateur, ainsi qu’un rouleau de câble. Il relie le tout à ce que je suppose être une minuscule dose d’explosifs, qu’il glisse doucement près des obus. Puis déroule le câble sans un bruit, notre escouade tout autour à le protéger, jusqu’à une maison à une cinquantaine de mètres en arrière. Il nous fait nous y installer, dépose le détonateur, et m’invite à le suivre pour retourner jusqu’à la bâtisse piégée. Il tire un papier d’une cartouchière, et aidé de sa baïonnette, plante le document au mur juste au-dessus de l’endroit où les obus attendent.
“Drouot, je les attire. Si ça tourne mal, tu me laisses et tu arroses !”
Avant que je ne puisse lui demander la moindre explication, Ducastel part en avant dans la rue qui longe la maison et, soudain, lance une grenade au loin, à ma stupéfaction. Au moment où elle explose – à bonne distance, certes, mais étant tout près des obus, cette explosion me glace tout de même le sang – il gueule : “Aaaah !” en imitant un long râle de douleur.
Et revient vers moi en courant.
“Bouge ton cul Drouot, c’est parti !
– Mon père, merde ! dis-je paniqué alors que déjà, une fusée éclairante s’élève des lignes allemandes. Ça va arroser !
– J’y compte bien !”
Nous courrons droit vers l’abri où les autres nous attendent avec le détonateur, et ils nous braquent de leurs fusils sans comprendre ce qu’il se passe. Ducastel et moi franchissons les débris du mur qui nous séparent du reste de la patrouille et Ducastel rit doucement, sous la lueur blafarde de la fusée éclairante qui fait briller son sourire.
“Bon sang, il s’est passé quoi là-bas ? chuchote Weinberg complètement perdu. Vous êtes blessés ?
– Non ! Mais eux doivent penser qu’on s’est pris un de leurs pièges ! Alors maintenant, vos gueules !”
Tout le monde se tait. Nous n’avons pas le droit de parler, aussi je maudis silencieusement Ducastel. Quelle idée stupide ! Je m’attendais à plus élaboré ! Et si les Allemands envoyaient un coup d’artillerie ou de Minenwerfer sur l’endroit où il a crié ? Et s’ils touchaient les obus ? Nous serions vaporisés dans l’instant ! Mais pour un homme de Dieu, il a une chance du Diable, et couché au milieu des gravats, il fixe au loin notre piège qui attend ses proies.
Les fusées éclairantes se succèdent au-dessus des lignes allemandes, et quelques balles tirées de leurs lignes miaulent loin au-dessus de nous. Ils n’ont rien vu et tirent au hasard. Un guetteur répond d’une brève salve depuis nos lignes, et nous autres couchés au beau milieu de Berry nous contentons d’écouter le concert des insectes métalliques qui se croisent au-dessus de nos têtes avant de se calmer.
Nous attendons probablement une heure sans bouger que le calme retombe.
Et rien ne se passe.
Nous remuons doucement nos membres endoloris par l’immobilité sans oser nous lever. Kane finit tout de même par s’impatienter et murmure :
“Ils ne viendront pas !
– Chut, grogne simplement Ducastel.
– Ça a pas marché vot’ truc, insiste Benoît. Moi j’dis qu’on s’barre pioncer, puis c’est marre !
– Chut ! insiste Ducastel en enfonçant la tête de Benoît près de lui dans le tas de gravats qui lui faisait face.
– Hé ! lance Benoît qui s’indigne à voix basse.
– La ferme ! lui dit Ducastel. Tu vas alerter l’Allemand qui regarde par ici, gros idiot !”
Toute l’escouade se raidit et n’ose croire à ce qu’elle vient d’entendre. Ducastel a bien senti notre surprise et, comme un chasseur qui regarde une proie depuis un fourré, il chuchote avec un enthousiasme à peine dissimulé.
“Près de la porte là-bas… celle avec le linteau brisé. Il est là depuis vingt bonnes minutes à regarder. Silence… ils sont là… ils allaient forcément venir voir… ils vérifient que nous ne sommes plus là.”
Mes yeux mettent de longues secondes à distinguer la forme accroupie que Ducastel nous indique. On dirait presque une borne de bord de route tant l’homme s’est recroquevillé, et je me demande combien de fois mon regard a glissé sur lui sans le voir. Alors les Allemands sont là ? Tout autour de nous ? Un frisson me parcourt l’échine. Jamais je ne me ferai à ces patrouilles infernales.
Nous attendons un moment avant que l’ombre de l’Allemand ne se glisse vers une autre maison. Peu à peu, des ombres s’animent dans le village. Ce que nous prenions pour une poutre couchée se lève et tourne au coin d’un mur. Le reflet du verre brisé à une fenêtre clignote brièvement alors que quelqu’un passe devant. Comme des spectres, les Allemands sortent peu à peu des ruines.
“Approchez… approchez mes beaux… marmonne Ducastel. Laissez venir à moi les petits Allemands…”
Les ombres glissent autour de notre piège sans s’y prendre, alors que la main du prêtre caresse le détonateur. Enfin, l’une d’entre elles entre dans la maison et nous entendons une exclamation étouffée.
L’un d’entre eux a trouvé le message planté au bout de la baïonnette. Il appelle les autres.
Ducastel est nerveux. Je sais qu’il craint qu’un Allemand ne s’échappe, ou qu’ils découvrent le fil du détonateur. Les ombres se meuvent lentement, l’une après l’autre, pour se glisser dans la bâtisse comme irrésistiblement attirées par elle. Henry parvient à demander si bas que je me demande encore comment j’ai pu l’entendre :
“Mon père, vous leur avez laissé quoi comme message pour les attirer comme ça ?
– De quoi étonner ces païens. Ce n’est pas tous les jours qu’ils tombent sur un passage des évangiles traduit dans leur langue de barbare sur un mur.
– Les évangiles ? répète Henry. Pardon ?
– “Il en sera de même à la fin du monde. Les anges viendront séparer les méchants d’avec les justes,et ils les jetteront dans la fournaise ardente, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Matthieu – 13:49-50” récite doucement le prêtre. Je compte bien que ce soit la dernière chose qu’ils emportent de ce monde.”
L’ultime spectre de Berry vient d’entrer dans la maison, et j’imagine à l’intérieur les soldats regroupés autour du message, trop curieux d’avoir des nouvelles de leur ennemi. J’en aperçois plusieurs cependant occupés à inspecter les murs, fenêtres et portes.
“Ho non, sourit Ducastel. Vous ne trouverez pas de fil tendu. Pas de grenade au plafond, mes petits amis.”
Le câble du détonateur se faufile dans les interstices entre les lattes du plancher et les gravats. Il me paraît impossible qu’ils le repèrent. Mais soudain, un cri monte de la maison, et une silhouette s’enfuit en courant.
“Merde ! braille Ducastel. Il y en a un qui a… allez tous crever !”
Sa main fait pivoter la manette du détonateur avant de l’enfoncer dans un grincement métallique.
Il fait jour.
Tout Berry s’illumine devant la puissance de l’explosion et la détonation me crève les tympans tout en soufflant en arrière une partie du mur derrière lequel nous nous étions abrités. Nous poussons des exclamations de surprise et de douleur malgré nous devant l’explosive apocalypse, et le ciel s’emplit soudain de cendres et de gravats qui pleuvent et nous martèlent. La moitié d’un casque à pointe atterrit devant nous comme pour rappeler ce que nous venons de faire, et nous nous couvrons la tête des mains pour empêcher d’autres débris de la frapper.
“Allez, on se barre !”
Les fusées éclairantes se succèdent derrière-nous alors que nous filons sans même attendre que les pierres aient arrêté de tomber. Les mitrailleuses se réveillent dans les deux camps et échangent des coups furieux tout le long de notre fuite. Nous regagnons la tranchée la plus avancée de Berry où un lieutenant nous attend le revolver à la main.
“Bordel ! hurle-t-il furieusement. Ducastel, qu’est-ce que vous avez foutu ?
– Vengé un de nos gars, fait passer un message clair et tué un bon paquet de Boches. Et vous lieutenant, qu’avez-vous fait ce soir ?”
La morgue avec laquelle Ducastel s’adresse au lieutenant suffit à déclencher une véritable dispute entre eux, le lieutenant reprochant ses méthodes à notre officier. Comme nous les regardons sans rien dire, tous deux finissent par nous congédier et la patrouille prend le chemin du retour, pendant que les tirs des mitrailleuses couvrent peu à peu les éclats de voix des deux officiers dont nous nous éloignons.
“Hé ben… c’était… bredouille Weinberg pendant que nous remontons les tranchées. Je ne sais pas… bizarre ?
– Bizarre ? répète Jules.
– Des semaines qu’on les course, explique l’orfèvre, qu’on les chasse, et puis… en une soirée, on les tue. Tous. Comme ça. Volatilisés.
– Je ne sais pas trop, dit Riou en desserrant le ceinturon auquel pend son gourdin. Et puis, il y en a un qui a réussi à se barrer. Enfin peut-être. Et puis, tu t’attendais à quoi ?
– J’en sais rien. Enfin, je veux dire… quelques obus et puis, plus personne. C’est pas… enfin, c’est pas juste, non ?
– C’est ce qu’il se passe depuis le début de cette guerre, je crois, rappelle le Breton.
– Oui mais les attirer comme ça.. ce n’est pas comme un artiflot qui tire sa cartouche, et puis jamais autant d’un coup au même endroit. C’est… “
Weinberg s’arrête net les mains sur le ventre. Je me porte à sa hauteur, car je crains qu’il n’ait été blessé et ne vienne que seulement de le réaliser. Mais il se plie soudain en deux et vomit ses tripes dans un coin de la tranchée pendant que tout le monde geint de dégoût.
“Weinberg !
– Je suis désolé les gars, s’excuse-t-il tout pâle. Je sais pas, c’était beaucoup d’un coup… je ne sais pas…”
Nous ramenons notre ami jusqu’à la cagna et l’aidons à se coucher. Il est pâle et cherche de plus en plus ses mots, comme s’il était pris de fièvre. Ses yeux sont un peu vitreux et nous avons beau tâter son front, il n’a pas l’air souffrant. Je commence à craindre qu’il n’ait lui aussi le mal des tranchées dont avait parlé Poznik. Celui qui avait atteint Mercier et fait de Pinot la coquille vide qu’il est devenu.
Pinot veille d’ailleurs Weinberg durant les heures qui suivent alors que nous nous relayons à son chevet. Il refuse de boire et de se nourrir, et ce n’est que quelques heures plus tard, bien après l’aube, qu’il soupire si fort que c’est à croire qu’il vient de souffler toute son âme. Et se remet à remuer doucement.
“Désolé, hein ! murmure-t-il. Je ne sais pas… c’était…
– Un gros coup de fatigue, dit Jules qui le veille à ce moment-là bien que je ne dorme que d’un œil, inquiet. C’est pas grave Weinberg. C’est peut-être parce que tu as toi même été blessé par un obus. Une grosse explosion comme ça, ça a dû te rappeler de mauvais souvenirs.
– Peut-être, peut-être… j’ai un peu soif.”
Weinberg reprend doucement des couleurs, et le soir suivant, c’est comme si de rien n’était. Il est encore gêné d’en parler, mais personne ne lui en veut. Il n’a pas faibli à nos yeux. Il est seulement une victime de ce grand bazar comme nous autres, il l’exprime simplement autrement.
Mais ce soir là, ce n’est pas Ducastel qui vient nous chercher. Une autre voix familière qui nous interpelle.
“Alors bande de salopards ! Fini de se planquer avec les pleureuses du 28e ?”
Le sergent Chassagne sourit sous sa grosse moustache, et même s’il nous insulte comme à son habitude, je le soupçonne d’être heureux de nous revoir. Nous nous apprêtons à sourire en retour quand il fronce les sourcils, probablement conscient qu’il vient de trahir une certaine bonne humeur, ce qui pour un sergent comme lui, est une maladie mortelle.
“Et alors, on ne salue plus ? braille-t-il. Garde à vous ! Allez !”
Il nous inspecte debout dans ce misérable abri boueux, et se plaint de notre état, de notre uniforme sale, de nos boutons de capote qui ne brillent pas… en un mot, il nous malmène à tous les prétextes. Mais nous ne pensons qu’à ce sourire que nous avons surpris et l’écoutons nous réprimander sans ciller.
“… et ce col, Chemin ! râle le sergent. Est-ce un col de soldat ou un chiffon de ménagère ?
– Pardon sergent ! répond Jules avant d’interroger. Sergent, où est le sous-lieutenant Ducastel ?
– Le colonel aimerait savoir où il a trouvé autant d’explosifs pour créer un pétard qui s’entende jusqu’à Reims ! Il dit qu’il les a piqués… vous ne l’auriez pas aidé, par hasard, mes oiseaux, hein ?
– Ho, non sergent ! ment ouvertement Jules.
– Mouais… hé ben en attendant mes agneaux, retour dans le 24e ! Je viens vous ramener à Cormicy.
– Mais… et l’officier ? demande Riou. Et les patrouilles ?
– Justement, salopards, grogne Chassagne en soufflant dans sa moustache comme un vieux taureau. Les patrouilles se multiplient sur le front… et ça fait plusieurs nuit qu’on entend les Boches patauger dans les canaux crevés de Sapigneul. Alors on vous récupère ! Le 28e n’aura qu’à monter ses propres patrouilles ! Maintenant, fermez vos gueules, attrapez vos sacs et bougez vos fesses, on rentre à Cormicy !”
C’est ainsi que l’escouade quitte Berry-au-Bac et le 28e d’infanterie pour regagner son régiment d’origine. Sur la route qui nous mène vers Cormicy, nous ne parlons guère puisque Chassagne cherche tous les prétextes pour nous remettre au pas et nous rappeler à qui nous avons affaire des fois que nous ne l’ayons oublié. Mais nos regards croisés parlent d’eux-mêmes. Alors Ducastel doit rendre des comptes ? Et nous couvre ? Allons-nous constituer la patrouille de nuit du 24e ou est-ce la fin de notre punition pour ce qui est arrivé à Fourrache ? Et sinon, devrons-nous à nouveau suivre Ducastel ou sera-t-il dégradé ?
Nous sommes à Cormicy depuis plusieurs jours, au repos pour la première fois depuis longtemps, mais aucune de ces questions n’a été éclaircie pour l’instant. Nous avons retrouvé cette cave qui nous est devenue si familière, et la nuit n’est plus synonyme de danger, mais de repos bien mérité et de bombardements moins nombreux qu’en journée. Et puis, ici, nous sommes trop loin des Minenwerfer de Berry.
Chaque soir je m’attends à voir Ducastel venir nous chercher, mais jamais il ne paraît.
Et je me demande : cette nuit-là, qui était cet Allemand qui a fui la maison ?
Et si j’avais été à sa place et que j’avais survécu, que rêverais-je d’infliger en retour ?
Alors je me prends à souhaiter qu’il soit mort.
De tout cœur.