20 mars 1915 – Faubourg Saint-Jacques – Aline Drouot

Aline ouvre grands les yeux.

Quelque chose vient de la réveiller. Un bruit qu’elle ne parvient pas à identifier, qu’elle a peut-être même rêvé. Elle respire aussi doucement que possible pour mieux écouter, et s’étonne de ne pas entendre les ronflements habituels de son père au travers du mur qui sépare sa chambre de celle de ses parents.

Bam !

Cette fois-ci, elle n’a pas rêvé. Elle a bien entendu quelque chose. Aline se lève lentement et se dresse au pied de son lit, immobile, à guetter.

Bam ! Bam !

Le craquement du parquet dans la chambre voisine ne lui laisse aucun doute : ses parents aussi ont perçu quelque chose. Elle entend son père maugréer et aller ouvrir sa fenêtre alors que les bruits se succèdent les uns aux autres de plus en plus vite. Aline a juste le temps d’écarter le rideau de sa chambre, qu’elle aperçoit des lumières s’allumer chez les voisins. Des têtes se penchent aux fenêtres et s’interpellent d’un balcon à l’autre au beau milieu de la douce nuit de Mars.

“Qu’est-ce qu’il se passe ? demande une femme en tenue de nuit.
– On tire ! On tire ! répond un homme en faisant de grands gestes depuis son appartement au-dessus d’une échoppe de cordonnier. Ce sont les canons ! Vous n’entendez pas ? Les canons de la défense de Paris !
– Les Allemands sont à des kilomètres ! intervient un vieillard à son balcon en agitant une canne d’un air menaçant. Ça ne peut pas être les canons de la ceinture !”

Soudain au-dessus des toits, une puissante lumière s’allume et un faisceau lumineux se met à balayer le ciel. Un second, puis un troisième le rejoignent bientôt, et en quelques minutes, de tout Paris s’élève les lumières de projecteurs à la recherche d’une cible.

“Aline, éloigne-toi de la fenêtre, lance sa mère depuis sa chambre, la voix apeurée.”

Aline voudrait pouvoir le faire mais l’un des faisceaux vient de glisser sur une forme grise au beau milieu de cette nuit sans nuage. D’un mouvement brusque, il repart en arrière et les autres projecteurs le rejoignent pour illuminer l’intrus céleste.

Au beau milieu des rayons de lumière, la silhouette longue et robuste d’un zeppelin vient d’apparaître. D’autres projecteurs parviennent à en capturer un second évoluant non loin du premier, et le vent porte à présent le vrombissement de leurs énormes moteurs.

“À la cave ! Tous à la cave ! hurle le père d’Aline. Ils arrivent par ici !”

Aline a toutes les difficultés du monde à s’arracher de ce spectacle. Les deux énormes zeppelins s’avancent dans le ciel malgré les projecteurs, et les canons de la capitale rugissent, envoyant des obus rougeoyant qui filent droit vers leurs cibles avant d’éclater en nuages gris et noirs près des aéronefs. Aline trouve cela aussi superbe que terrifiant.

Jusqu’à ce qu’une explosion n’éclaire la nuit sous le zeppelin.

“Ils larguent leurs bombes ! crie le père d’Aline. Dépêche-toi, ma fille !”

En quelques instants, toute la famille Drouot a quitté l’appartement et s’est élancée dans les escaliers sans prendre le temps de s’habiller. Maximilien Drouot a simplement à la main la grosse clé de la cave qui n’avait pas bougé de son clou depuis des années. Les portes de l’immeuble s’ouvrent et d’autres familles se déversent dans la cage d’escalier pour rejoindre leur abri de fortune.

Dehors, on entend des cris de panique, des exclamations de surprise, et la cloche d’une voiture de pompier qui file. Un soldat du feu équipé d’un porte-voix ordonne à chacun de rester chez soi et de ne pas rester dans les étages.

Au milieu des autres familles paniquées, Aline et ses parents parviennent tant bien que mal à ouvrir la porte de leur cave et à s’y enfermer, au milieu de vieux meubles et d’affaires abandonnées que le père d’Aline s’était juré de prendre le temps de revendre il y a bien longtemps. Maximilien Drouot fait les cents pas pendant qu’au loin, on entend les canons de la capitale continuer à donner. Et de temps à autre, l’explosion d’une bombe de zeppelin, bien différente de celle des obus tirés sur les Allemands. Aline, elle, s’est blottie dans les bras de sa mère, et toutes deux tendent l’oreille depuis un coin de la pièce. Toutes deux suivent des yeux Maximilien qui continue à tourner dans le réduit. Enfin, il résume la pensée silencieuse de sa famille en maugréant :

“Et dire que des gens étaient impatients de voir les zeppelins… hé bien, ils sont là ! Imbéciles !”

Et Aline se serre un peu plus contre sa mère, alors que dehors, une bombe explose, un tout petit peu plus proche du faubourg que la précédente.

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