26 mars 1915 – Cormicy – Journal d’Antoine Drouot

Les nouvelles sont mauvaises.

Il y a peu, j’écrivais ici même que je me sentais inutile dans cette guerre de duels d’artillerie, équipé d’un simple fusil. À présent, j’ai l’impression que la véritable bataille se déroule ailleurs, et que je manque à mon devoir en n’étant pas là où je le devrais.

Aline m’a envoyé une lettre dans laquelle elle me raconte qu’à la fin de la semaine dernière, des zeppelins ont bombardé Paris. Elle m’a raconté l’incrédulité, puis la panique dans le faubourg. Les obus qui montent dans le ciel et éclatent en nuages autour de leurs cibles. Les bombes qui s’écrasent sur Paris. On a bombardé ma ville natale. Mais moi, où étais-je ? J’aurais dû être là. C’est moi qui aurai dû emmener la famille à la cave, m’assurer que tout le monde était en sécurité. Et partager avec eux mon savoir militaire pour mettre des mots sur ces dangers inconnus. Leur dire quels canons tiraient, que ces petits nuages étaient formés par l’explosion des obus fusant en déployant autour d’eux leur mortel chargement. Cela n’aurait pas arrêté le bombardement, mais j’aurais pu rassurer ma famille à ma modeste échelle. C’est là-bas que j’aurais dû être. Pas ici.

À quoi est-ce que je sers, au fond de cette cave de Cormicy ?

Mon sentiment est partagé par une partie du régiment, où nombreux sont ceux qui sont nés où vivent à Paris. Ne sommes nous pas le “régiment de Paris” ? À l’annonce des bombardements, nous nous sommes spontanément regroupés dans les rues et les caves de Cormicy, entre Parisiens. Au sein de l’escouade, Jules, Papa et moi-même avons ainsi rejoint, le temps de quelques heures, la ferme au plancher effondré où nous avions assisté à une brève danse entre soldats à Noël.

Elle est désormais remplie de soldats et de caporaux qui vocifèrent : l’émotion des premiers instants s’est transformée en colère. Grimpé sur une caisse au fond de la cave, un soldat de la territoriale avec un large pansement sur la joue a les yeux qui luisent de détermination.

“On n’a rien à foutre là, les gars ! braille-t-il. Les Boches envoient des bombes sur Paris ! Et pas avec de petits avions qui vous envoient de la grenade, non Monsieur ! Du Zeppelin !
– Une bombe a atterri non loin de chez ma mère ! s’exclame un soldat près de lui.
– Et moi, dans le passage où mon frère a son échoppe ! rajoute un autre.
– Ah, ça ! reprend un caporal mal rasé. Moi, les fenêtres ont explosé dans la chambre de ma nièce ! À quelques mètres près, ils la tuaient ! Huit ans ! Si c’est pas malheureux !”

C’est à qui a été le plus touché. Personne n’a a déplorer de mort ou de blessé, mais tout le monde a une histoire qui lui est parvenue par le courrier. Une connaissance, un ami ou un membre de la famille ayant échappé de peu à la mort. Ces zeppelins au-dessus de la capitale font remonter en nous toute la colère et la frustration d’être loin de chez nous.

“Et nous, que faisons-nous ici ? reprend le territorial dont les talents d’orateur m’interpellent quant à ce qu’il pouvait faire dans le civil. Cormicy ? Connaissiez-vous ce nom avant qu’on vous ordonne d’en peupler les caves ?
– Non ! répond la foule des militaires.
– On nous dit qu’on défend la patrie, qu’on défend la route de Paris, mais vous voyez ? Les Boches y vont quand même ! Et leurs zeppelins sont même rentrés chez eux ! Parce qu’on a laissé les planqués pour défendre la ville, et qu’ils ne sont pas foutus de toucher un ballon géant !
– Ouais ! répliquent en chœur les Parisiens.
– Qu’on nous renvoie chez nous, on les abattra, leurs ballons ! Et que les planqués viennent aux tranchées !”

Jules, Papa et moi sommes assis sur ce qu’il reste du plancher de la ferme, et nos pieds se balancent dans le vide au-dessus de la cave où se tient la réunion. Il y a quelque chose de grisant à écouter cet homme parler, possédé par son discours. Il tourne sur sa caisse, fait de grandes gestes en direction de l’auditoire, et nous voilà prêts à applaudir comme des députés à l’assemblée.

“Allons ! Tout cela, c’est sans parler des villages où nous sommes. Des villages ? Des ruines ! Qui veut mourir pour une ruine ?
– Oui mais, tente un soldat assis près de moi, il faut les tenir, ces ruines, sinon ils raseront les villages derrière, et nous aurons plus de ruines encore ! Je ne suis pas entièrement d’accord avec toi, mon gars.”

Toutes les têtes dans la cave se sont levées vers ce Parisien qui brise l’élan du tribun improvisé et conteste son analyse en y mettant un peu de raison.

“Peut-être, répond le territorial sans se dégonfler. Mais parlons-en des villages derrière ! Es-tu allé à Hermonville dernièrement ? C’est un piège à poilus, même les Boches ne sont pas aussi salauds avec nous ! lance-t-il en montant la voix. Veux-tu un lit ? les habitants pour qui tu es prêt à mourir te le font payer deux fois le prix d’un hôtel parisien ! Du vin ? On te sert de la bibine à un prix honteux ! Veux-tu que je continue ? Les Boches veulent nous tuer, les villageois nous saigner ! Hé bien, barrons-nous, et que les villageois saignent les Boches !”

Une exclamation aussi collective qu’enthousiaste répond à l’orateur, et est même suivie d’applaudissements. J’aperçois dans un coin de la cave le caporal Combes qui jusqu’ici écoutait sans rien dire remettre son képi pour s’en aller. J’imagine que l’évocation d’abandonner le terrain ne plaît guère à celui qui aime à jouer le soldat modèle.

“Et les permissions ? poursuit le soldat sur sa caisse en levant les bras au ciel. Qui est rentré chez lui depuis le mois d’août ? Ça fait huit mois que nous sommes partis, et pas un jour pour embrasser sa femme, ses parents ou ses gosses ! Combien de temps allons-nous être coincés ici, entre des voleurs et des assassins ! Et…”

L’orateur se fige brutalement et toute l’assemblée se tourne vers la porte de la ferme, qui par le trou béant dans le sol, donne directement sur la cave.

Le capitaine Dragon est là, les bras croisés, à balayer la troupe du regard. De brefs murmures sont échangés entre les hommes, mais plus personne n’ose s’exprimer à haute voix, trop effrayé par la présence de l’officier. Chacun hésite à le saluer, mais a peur de passer pour un dégonflé auprès de son voisin, aussi y a-t-il un moment de flottement, que le capitaine brise bien vite.

“Poursuivez, dit Dragon aussi flegmatique qu’à son habitude.
– Poursuivre quoi ? grogne le territorial, outré de cette interruption. Dire ce qu’il se passe ici mon capitaine ?
– Certainement, soldat.
– C’est que, reprend l’orateur sans perdre sa faconde, ce n’est guère compliqué. Paris est sous les bombes, et nous sommes des Parisiens envoyés ici, au fin fond de la Champagne, à vivre avec les rats. Alors nous voulons rentrer chez nous.
– Est-ce vraiment ce qu’il se passe ici ? demande Dragon aux hommes au-dessous de lui, silencieux. Personne pour me répondre ? Alors, laissez-moi vous donner ma version de ce qu’il se passe ici.”

Il s’avance de quelques pas et vient se poster près de Jules, Papa et moi, qui n’osons pas remuer un cil.

“Il se passe que les Allemands ont envoyé des zeppelins sur Paris, dit-il haut et fort pour que tout le monde l’entende. Est-ce qu’un seul d’entre-vous s’est demandé pourquoi les Allemands avaient bombardé des rues et des maisons, et non des usines, des gares ou autres objectifs stratégiques ?”

Comme il n’y a toujours aucune voix pour s’élever, Dragon poursuit et marche à présent dans la ferme. Il se dirige vers la cave d’un pas tranquille, à guetter le soldat qui osera lui répondre. Le territorial sur sa caisse ne dit rien, mais son regard en dit long sur le mépris qu’il a pour l’intervention de notre capitaine.

“Toujours personne ? C’est parce que le raid visait des civils. Tout comme les raids sur l’Angleterre. Mais, pourquoi viser les civils ?”

Dragon est à présent descendu dans la cave, et sur le chemin de l’officier, les hommes s’écartent comme s’il pouvait les tuer d’un simple contact.

“Pour briser le moral, explique Dragon. Le moral de la nation. Et le moral de ses armées. Pour qu’elles cessent le combat et se replient.”

Arrivé près de la caisse du territorial, le capitaine se retourne et scrute l’assemblée.

“Ce qu’il se passe ici, reprend-t-il, c’est l’objectif exact du plan de nos ennemis. En vous réunissant, vous plaignant et rechignant, vous donnez raison aux Allemands. Vous faites de ce raid qui n’a fait que peu de dégâts un succès. Est-ce ce qu’il se passe ici ? Des soldats Français qui suivent le plan des Allemands et montrent à l’ennemi que bombarder Paris a une utilité ?”

“Non mon capitaine…” bredouille la foule, les soldats gênés regardant leurs pieds. Les hommes les plus près des sorties ont déjà commencé à s’éclipser discrètement, et les autres les regardent avec envie. Jules et moi échangeons des regards entendus, et nous levons doucement pour filer pendant que le Dragon est à la cave.

“C’est bien ce que je pensais, dit Dragon. Si ce n’est pas ce qu’il se passe ici, alors vous n’avez pas de raison de vous regrouper. Rejoignez immédiatement vos unités, je passerai faire des inspections dans la journée.”

Une véritable ruée s’ensuit alors que tout le monde tente de quitter au plus vite la ferme avant que le capitaine ne change d’avis et ne prenne des sanctions. Nous n’avons réalisé que trop tard dans quel pétrin nous nous mettions. Malgré tout, poussé par la curiosité, je m’attarde pour jeter un dernier coup d’œil vers la cave.

“Pas vous, dit Dragon en faisant signe au territorial de ne pas bouger. Vous, j’ai quelques questions à vous poser.
– Et pourquoi donc ? se méfie le tribun d’une heure.
– Vous étiez en train de monter la tête à la troupe. De jouer la partition de l’ennemi. Vous comprendrez que je dois m’assurer de vos intentions. Me suivez-vous ou dois-je faire appel à mes hommes ?”

Je n’aimerais pas être à la place du territorial, et je comprends qu’en effet, si ce sentiment d’injustice que nous avons tous en nous est difficile à nier, il est aussi ce sur quoi l’ennemi veut jouer pour vaincre notre armée sans même la combattre. Je me sens à la fois stupide de m’être laissé aller, et frustré de n’avoir aucun moyen de faire taire mes tripes qui continuent à me dire, contre ma raison, que nous devrions tout laisser tomber.

Chacun réagit à sa manière à ce genre de nouvelles.

Riou, lui, a craqué.

Un matin que Weinberg et Henry s’échinent à faire chauffer le café sur un feu allumé avec du bois ramené par Benoît de la petite forêt qui longe le village, et qui rétrécit à vue d’œil à force d’exploitation et de bombardements, deux cyclistes passent près de la cave en poussant leurs bicyclettes. On les entend discuter tranquillement des nouvelles du jour par les soupiraux, jusqu’à ce que l’un d’eux dise :

“Tu as vu aux Dardanelles ? Ça a chauffé là-bas. Moi qui pensais que les marins se la coulaient douce…”

Nos regards ont tous filé vers Riou, qui se roulait tranquillement une cigarette assis sur son sac. Il a levé les yeux vers le soupirail, la bouche grande ouverte, et a lâché tout ce qu’il faisait pour sortir en courant de la cave et rejoindre les cyclistes. D’où nous étions, nous n’avons vu que les pieds de Riou rejoindre ceux des soldats poussant leurs vélos.

“Les gars ! a gueulé Riou de son accent breton. Halte ! Stop !
– Hé bien, quoi ? ont demandé les deux hommes en s’arrêtant. On ne peut plus circuler ?
– Qu’est-ce que vous venez de dire au sujet des Dardanelles ? demande Riou, la voix tremblante. Ça a chauffé là-bas ? Est-ce que le Bouvet a été engagé ? Il y a des morts ?”

Toute l’escouade s’est rassemblée au pied du soupirail. Si nous ne pouvons pas voir les visages des cyclistes, les mouvements nerveux de leurs pieds trahissent qu’ils ont de mauvaises réponses aux questions de Riou.

“Attends, j’ai un bout de journal, dit l’un des militaires d’une voix peu assurée. Tu n’as qu’à lire.”

Riou se saisit du papier que l’on lui tend, et il marmonne en déchiffrant à toute allure la dépêche. Soudain, il pousse un juron breton que nous ne l’avons jamais entendu prononcer. Il le crie encore. Et encore.

“Du calme, interviennent les cyclistes qui tentent de l’adoucir. Tu connaissais des gars à bord ?”

Il n’en faut pas plus pour que nous ne sortions tous à la poursuite de Riou, qui a jeté le papier à terre et part en jurant dans les rues du de Cormicy. Il passe du Breton au Français et répète à tous ceux qui passent :

“Putain !”

Mais sa voix se brise un peu plus à chaque cri, et à présent, il s’avance en pleurant à chaudes larmes dans Cormicy. Jules le rattrape et lui pose la main sur l’épaule, que Riou dégage aussitôt en se retournant, les yeux rouges.

“Lâche-moi ! Je me tire d’ici !
– Tu ne peux pas, intervient Jules qui le saisit à nouveau par l’épaule avec le même résultat.
– Ne me touchez pas ! crache-t-il. Aucun d’entre vous ! Je rentre chez moi !
– Riou, qu’est-ce qu’il s’est passé ? demande Weinberg.
– Ils sont morts ! Tous les deux !
– Qui ça ?
– Mes cousins ! Ils étaient sur le Bouvet ! Ils sont au fond de la mer, maintenant ! Qu’est-ce qu’on va dire à ma tante ? Hein ? Qu’est-ce que je vais lui raconter, moi ? Merde !”

Je m’approche pour aider Jules à agripper notre camarade avant qu’il n’atteigne les sentinelles aux abords du village et qu’elles ne s’en mêlent. Mais renforcé par son désespoir, Riou se retourne à une vitesse qui me surprend et m’envoie un coup de poing au visage qui me sonne et m’oblige à reculer de quelques pas. Le regard de Jules passe de compatissant à furieux en voyant que Riou a porté la main sur moi, et il lui donne un grand coup dans l’épaule pour l’obliger à se retourner.

“Hé, c’est pas une raison pour tabasser les copains ! gueule Jules.
– M’emmerde pas, Jules ! Je t’ai dit que je rentrais chez moi ! La famille a payé ce qu’elle devait !
– Tu vas rentrer en Bretagne à pied ? Avec les gendarmes au cul ? s’énerve Jules. Calme-toi !”

Jules fait un pas en avant mais Riou, le visage dégoulinant de larmes, a tiré sa baïonnette.

“Approche-toi et je te crève !”

Aucun d’entre nous n’ose croire ce qu’il vient d’entendre. Je sais que Riou ne le pense pas. Mais tout comme moi, ce n’est plus sa raison qui parle, mais ses tripes. Ce qu’il a de plus bestial en lui. Je regarde l’arme pointée vers Jules sans savoir que faire, quand quelqu’un m’écarte si brutalement que je manque de tomber. La masse furieuse qui vient de me pousser en fait de même avec Jules, et Riou a à peine le temps de pointer sa baïonnette vers l’assaillant qui lui arrive droit dessus qu’un coup dans la main lui fait sauter son arme des doigts, et qu’un poing puissant s’écrase sur son nez.

“Tu t’calmes ! gueule Benoît. Ou j’te calme !”

Riou se redresse le nez en sang, et esquisse un début de mouvement offensif, avant que Benoît ne lui assène un autre coup de ses larges poings et ne l’envoie au sol, complètement sonné.

“Tu fais chier, Riou ! Tout l’monde veut rentrer ! Alors t’chiales s’tu veux, mais plus jamais tu m’naces un gars ! C’est la même merde pour tout l’monde !”

Riou grommelle doucement dans sa langue, mais n’ose plus attaquer. Jules et Kane viennent l’aider à se relever, et la colère du Breton ne laisse plus place qu’à la tristesse. Il grimace, de colère, mais contre qui ? Le chagrin a fait du monde entier son ennemi. Mais nous ne pouvons pas le ramener de suite à notre abri : son nez a pris un méchant coup et saigne encore, aussi c’est par l’infirmerie que nous passons d’abord. Sur place, je revois la civière où Choiseul était allongé il y a quelques jours de cela. Je me demande où il est à cette heure. Et j’ai une pensée pour lui.

L’infirmier fait tourner une bande de gaze autour du visage de Riou pour lui couvrir le nez, et se marre à moitié en le faisant, quand bien même il est difficile d’ignorer que Riou est encore sous le choc de ce qu’il vient d’apprendre. Mais au moins, il est assis et n’agresse plus personne, ou ne menace pas de déserter pour rentrer chez lui.

C’était une crise de rage provoquée par le chagrin et ce qui nous arrive à tous. L’infirmier sifflote en achevant son travail et se penche sur son patient, qui lui jette un regard noir.

“Encore un bagarreur, hein ? dit-il. Hé bien à présent, te voilà beau !
– Garde donc tes commentaires, répond Riou à voix basse tout en tâtant son pansement.
– Pour ce que j’en dis… il y en a de plus en plus ces temps-ci ! dit l’infirmier.”

Son commentaire m’intrigue un peu, aussi je m’avance pour l’interroger.

“Tant que ça ?
– Des bagarres ? demande l’infirmier. Oui, oui… mais en même temps, c’est normal !
– Normal ? je lève un sourcil à cette idée.
– Bah, déjà avant la guerre, quand les manœuvres traînaient en longueur, à la fin, c’était toujours plus tendu… alors depuis le temps, maintenant, tout le monde en a marre. C’est une manière de faire tomber la tension, je suppose. Mais si vous pouviez taper sur les Allemands, on rentrerait plus vite !
– T’as qu’à venir taper dessus, toi, au lieu de rester ici ! intervient Riou. Tu prends mon fusil, je prends les pansements !
– C’est pas comme ça que ça marche et tu le sais, répond l’infirmier en haussant les épaules. Allez, hors de l’infirmerie ! Vous avez des Boches à descendre et moi, du boulot !”

Riou se lève, gratte un peu du sang caillé qui a coulé sur le col de sa capote, et s’en va d’un pas énervé, bien vite suivi par le reste de l’escouade. Et puis, une question me vient. J’ignore pourquoi à cet instant, mais je me retourne vers l’infirmier.

“Hé l’infirmier, en parlant de tensions et de problèmes, tu sais ce qui est arrivé au territorial l’autre jour qui donnait un discours aux parisiens du régiment ?
– Le conseiller ?
– Le conseiller ? répète Jules, incrédule, juste derrière moi.
– Vous ne saviez pas ? s’étonne l’infirmier. Une bête histoire. Le type conseillait un parlementaire. Quand la guerre a éclaté, le parlementaire l’a libéré pour mettre à sa place un copain pour qu’il ne parte pas au front. Du coup, lui qui se pensait à l’abri s’est retrouvé coincé ici avec nous autres ! Tu m’étonnes qu’il fasse de beaux discours et veuille rentrer à la maison, ricane-t-il.
– Et qu’est-ce qui lui est arrivé ?
– Le capitaine Dragon l’a emmené causer un peu, et ils l’ont mis dans un camion pour Hermonville. J’aimerais pas être à sa place, dit l’infirmier un peu plus bas. En ce moment, et pour éviter justement que la situation ne dégénère, ça ne rigole pas. À ce qu’il paraît qu’un type s’est fait fusiller il y a une paire de mois pour avoir refusé de porter le pantalon sanglant et merdeux d’un mort. Fusillé pour un froc !”

Il hoche doucement la tête.

“Faites gaffe à vous, les petits gars. Il y a des fusils devant et des fusils derrière. Alors filez droit si vous ne voulez pas finir devant les uns ou les autres !”

Nous rentrons à notre cave en pensant à tout cela. À tout ce qui nous agite et tout ce qui guette notre moindre faux pas. Les sentinelles à la lisière du village m’apparaissent à présent plus comme des gardiens de prison que des veilleurs là pour nous avertir du danger. Je n’ose rien en dire à ma famille dans mes lettres, de peur d’affecter moi aussi leur moral. Dragon a raison. Si le plan de ceux d’en face est de nous démoraliser, dois-je me laisser aller ?

La mort des cousins de Riou travaille ce dernier. Je le surprends la nuit à rester longuement les yeux grands ouverts, à fixer le plafond, les dernières lettres de chez lui serrées dans sa main.

Et puis, un matin, il décide de se porter volontaire pour les patrouilles.

Il est vrai que contrairement à ce que Chassagne avait laissé entendre, personne n’est venu nous chercher pour être la patrouille nocturne du 24e. Nous sommes à nouveau des soldats “classiques” : nous vivons le jour, dormons la nuit, et passons le plus clair de notre temps à effectuer des corvées. Et à chasser les rats qui pullulent de plus en plus avec l’arrivée du printemps.

Mais lorsque Riou va trouver le capitaine Dragon dans son abri de Cormicy, il est déçu et nous rapporte lui-même la scène.

“Moi, j’en ai eu marre. Les patrouilles, la nuit, certes, c’était risqué, mais au moins, ça m’occupait la tête. Et maintenant, je pense à mes cousins ! Mes pauvres cousins ! Alors j’explique au capitaine que je veux retourner aux patrouilles, mais il me dit que ce n’est pas possible. Pas possible ! Alors qu’on nous a fait revenir pour ça !
– Ils ont changé d’avis ? interroge Papa en regardant Riou tourner dans la cave.
– Ça, oui ! Dragon m’a dit que suite à cette affaire d’obus qu’on a utilisés pour… vous savez ! appuie Riou en guettant que personne n’écoute. Hé bien ils veulent éclaircir l’affaire…
– Ah, merde ! s’exclame Weinberg. D’abord Fourrache, et maintenant ça !
– Non, tempère Riou, ça a l’air différent cette fois. Ils s’intéressent à Ducastel, et Dragon m’a fait comprendre que puisque Ducastel est prêtre, même s’il a détourné du matériel militaire, ils sont bien emmerdés. Penses-tu ! Un curé ! Ah, qu’ils essaient de le fusiller celui-là, et tu vas voir le soulèvement !
– Encore une histoire politique, grogne Kane. Tu parles !
– Du coup, conclut Riou, on nous laisse mariner un peu le temps que tout cela se tasse.
– Mais alors, qui s’occupe des patrouilles ? demande Weinberg.”

La réponse est aussi simple que terrible. D’autres hommes ont été choisis ou se sont portés volontaires, et un sergent a pris leur tête. La nuit, on entend des coups de feu claquer dans les canaux des villages ou près des écluses. Et avant-hier, la patrouille est tombée sur son équivalent allemand. Les deux camps ont essuyé de sacrée pertes, et il a fallu envoyer un nouveau groupe de volontaires ramener le corps du sergent dans nos lignes.

Cela signifie qu’ils vont devoir nous rappeler. Il paraît qu’à Berry, les patrouilles ennemies ont presque disparu depuis notre petit coup d’éclat.

Ducastel s’est rendu indispensable. Nous a rendus indispensables.

Et c’est ce qui nous protège de la justice militaire et de ses sanctions si elle veut des patrouilleurs expérimentés. Pour nous protéger d’un danger, Ducastel a fait de nous des experts pour se jeter dans un autre.

Quelle ironie.

Je relis le courrier de ma sœur dans lequel elle me parle des zeppelins. J’ai toujours ce sentiment d’injustice, ce besoin pressant de rentrer chez moi parce que les miens sont en danger.

Mais à présent, je sais à quel point il est essentiel de ne rien en dire.

Riou a craqué quand il n’a plus pu faire taire ce qu’il y avait en lui.

Et moi, lorsque cela arrivera, que ferai-je ?

J’espère simplement que Jules sera là.

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