Émilien peine à cacher sa joie alors qu’il trotte derrière l’adjudant dans l’herbe humide. Le jour est encore jeune et le soleil bas donne cette curieuse impression que le monde n’est pas encore pleinement coloré.
Sur la base aérienne installée près du village de Muizon, tout est encore calme. Pas un bruit de moteur, de clairon ou le moindre éclat de conversation. Quelques lapins, surpris par les deux lève-tôt, s’enfuient dans les haies qui bordent le champ, et le seul autre humain visible est un soldat de la territoriale montant la garde tout au bout de la piste, et dont la tête dodeline alors qu’il lutte contre le sommeil après son quart de garde. À cette heure, les pilotes dorment encore, et les premiers mécaniciens debout sont au village à prendre leur café à l’auberge. Au loin, quelques tirs d’artillerie se font entendre, mais c’est ici un bruit si courant qu’Émilien n’y prête aucune attention.
Les deux hommes cheminent le long des tentes qui bordent la piste et sous lesquelles dorment des avions aux cocardes tricolores. L’adjudant les regarde à peine, et finit par entrer sous l’un des abris de toile suivi d’un Émilien surexcité.
“Le voilà, dit simplement l’adjudant en retenant un bâillement.
– C’est lui ? Il est superbe ! répond Émilien un sourire jusqu’aux oreilles.
– Heureux qu’il vous plaise, puisque désormais, il est à vous.”
Émilien contemple l’avion devant lui. Un Farman MF.11. Un des rares appareils à pouvoir tirer vers l’avant, puisque l’hélice est à l’arrière de la carlingue. Émilien s’approche du poste de pilotage et passe sa main sur l’aéronef pour le caresser. Ce n’est pas un avion comme il en a connu. C’est son avion. Hier soir, au mess, on a fêté la fin de sa formation. Il est désormais officiellement pilote. Et comme promis, à l’aube, on lui a remis son appareil. Émilien ne se lasse pas de le contempler.
“Je peux l’essayer ? Un tour de l’aérodrome, rien de plus !
– Du calme, Liénard, soupire l’adjudant. Si vous avez le droit à un avion, on va aussi vous affecter un mécano. Et vous ne décollez pas sans lui !
– C’est vrai… se résigne Émilien. Qui est-ce ?
– Martin. Vous l’avez déjà vu traîner sur la base. Un brave garçon, et c’est tant mieux, parce que vous allez vous le coltiner devant vous en permanence !”
L’adjudant donne une tape sur le nez de l’appareil à l’emplacement où le mécanicien doit monter, devant le pilote, pour manier la mitrailleuse. Émilien serre les dents pour ne pas lui hurler de ne pas frapper aussi fort son avion. L’adjudant se recule et baille aux corneilles avant de repartir vers la piste. Il s’étonne de voir que le pilote ne le suit pas.
“Hé bien Liénard ? Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai besoin de café. Vous venez ?
– Je vais rester ici, dit Émilien en s’approchant de pots de peinture qui traînent dans un coin de la tente. Si je ne peux pas voler de suite, alors je peux au moins baptiser mon avion.
– Qu’allez-vous nous dessiner ? sourit l’adjudant. Un aigle sur le nez ? Une guêpe ? Un sigle quelconque ?
– Jeanne d’Arc, répond fièrement Émilien.
– Jeanne… répète l’autre. Ah ben ça ! dit-il en éclatant de rire. Ah, celle-là, je ne m’y attendais pas ! Allez-y, Liénard, dessinez-donc sur le nez de votre avion, donnez lui bel air avec sa Jeanne !”
Il s’arrête, frappé par une idée, et sourit en voyant Émilien approcher un escabeau pour se hisser jusqu’au nez de son avion.
“Vous savez quoi Liénard ? Je vais demander au commandant une autorisation pour que vous survoliez Reims dès que Martin et vous serez prêt.”
Il soulève son képi d’un coup de pouce pour mieux révéler un clin d’œil.
“Voir Jeanne d’Arc voler au-dessus de la ville, ça devrait faire plaisir aux habitants !”