“Alors, docteur ?”
L’infirmière à côté du lit d’Étienne regarde avec des yeux inquiets le médecin penché sur le blessé. Étienne lui-même n’ose pas faire un mouvement, de peur de troubler le diagnostic du praticien qui inspecte son visage et le tâte doucement du bout des doigts. Le mutilé ne quitte pas du regard les yeux clairs de l’homme au-dessus de lui, qui brillent derrière des lorgnons à la monture dorée. Le médecin n’est plus tout jeune, ses cheveux et sa barbe étant aussi blancs que sa blouse, mais la lumière énergique qu’il a dans les yeux entretient la maigre étincelle d’espoir qu’Étienne a toujours en lui. L’espoir de retrouver une vie normale.
“Plus de nez, et plus de mâchoire inférieure, constate froidement le médecin en se redressant. C’est un sacré coup que vous avez pris.”
Étienne le regarde silencieusement, et regrette déjà qu’il ait retiré ses mains de son visage. Ce visage qui fait peur aux infirmières, qui ont les lèvres qui tremblent de dégoût malgré elles lorsqu’elles refont ses bandages. Alors ce médecin qui ose aller jusqu’à le toucher sans frissonner… Étienne n’ose y croire. Et espère plus fort encore.
L’hôpital est installé dans une école de Troyes, reconvertie en centre de soins avec la guerre, comme bon nombre d’autres institutions de la ville ouvrière. Étienne et les autres soldats défigurés ont été regroupés dans une salle de classe dans un coin de laquelle trône encore un tableau noir, sur lequel le médecin va faire claquer sa craie en dessinant à grands gestes.
“Pour le nez, c’est ennuyeux, soldat, dit-il en dessinant un grossier visage de profil avant de couvrir de blanc la zone nasale. Il vous manquerait seulement le bas, nous pourrions envisager d’autres solutions, mais vous… il vous manque tout. Margaux ?
– Docteur ? répond l’infirmière, un bloc-note à la main.
– Dites au prothésiste de passer voir le soldat Choiseul pour voir ce qui peut être fait. Maintenant, reprend-t-il en couvrant de craie la mâchoire qu’il a dessiné, voyons le plus compliqué… pour commencer, il va vous falloir une dentier pour que nous ayons une base de travail. Ensuite… “
Depuis son lit, Étienne suit avidement chacun des petits coups de craie que le praticien jette sur son dessin. De toute sa vie, il est certain de n’avoir jamais été aussi passionné par un tableau noir.
“Nous allons procéder à une greffe ostéopériostique. Savez- vous ce que c’est ?”
D’un mouvement de tête, Étienne fait comprendre que non.
“Nous allons prendre un greffon sur votre tibia et le placer là où la matière osseuse a été arrachée. Cela nous permettra de reconstituer les os, et par d’autres greffes, d’y amener des tissus, pour reconstituer votre mâchoire. Ce ne sera pas parfait, s’empresse-t-il d’ajouter, mais je peux vous garantir que nous avons de très bons résultats.
Le médecin incline la tête, curieux, quand Étienne se lance dans une série de signes complexes avec ses mains. L’infirmière forme silencieusement des mots sur ses lèvres, en déchiffrant chaque mouvement.
“Hé bien, que veut-il ? dit le médecin.
– Il utilise la langue des signes, explique Margaux. Je me suis dit qu’il allait en avoir besoin et…
– Certes, la coupe le vieil homme, mais que raconte-t-il ?
– Il demande… bredouille Margaux. Il demande s’il aura mal. Et si ce sera long.”
L’homme en blouse blanche soupire, et repose doucement la craie près du tableau. Il s’exprime un ton plus bas qu’auparavant pour annoncer, comme une confession :
“Ce sera long. Et douloureux, je ne vous mentirai pas. Êtes-vous toujours partant ?”
Étienne prend une grande inspiration et hoche doucement la tête.
“Très bien, dit le médecin. Alors vous et moi allons faire un bout de chemin ensemble quelques années.”