La foule des grands jours est massée gare de l’Est.
D’immenses drapeaux tricolores pendent aux poutrelles métalliques qui surplombent les quais, et se soulèvent en claquant lorsque les locomotives au-dessous d’eux crachent d’énormes jets de vapeur en sifflant. Les trains sont garnis de fleurs et de banderoles, et devant chacun d’entre eux, c’est un attroupement de familles endimanchées qui serrent dans leurs bras des garçons qui ne font pas les fiers.
Fernand s’est installé en haut d’un escalier de la gare pour avoir un aperçu du spectacle, pendant qu’auprès de lui, deux gamins s’esquintent à achever le message qu’ils comptent glisser dans un triste petit bouquet de fleurs à côté d’eux.
“Bonne… chance… contre… dicte haut et droit l’un d’eux pendant que l’autre s’applique en grande lettres rondes. Non, contre ! Pas montre ! s’interrompt-il en donnant un coup de poing dans l’épaule du petit scribe. Contre ! Contre… les Boches !”
À peine la dernière lettre est-elle jetée sur le papier que les deux enfants s’emparent du bouquet et disparaissent dans la foule compacte pour tenter d’atteindre l’un des trains où ils accrocheront leur création. Fernand pousse un long soupir en s’accoudant à la rambarde de l’escalier. C’est une triste scène dont il doit faire le compte-rendu.
La classe 1916 quitte Paris.
Tous les jeunes gens qui n’auraient dû effectuer leur service militaire que dans bien des mois pour leurs vingtième année partent en avance pour se former avant de rejoindre le front. Aussi toutes les gares de Paris sont-elles submergées, presque comme au jour de la mobilisation, par les familles de ceux qui s’en vont.
“Tu feras bien attention à toi ? répète une mère au bas de l’escalier à un grand dadais avec un duvet de moustache. Tu écoutes ce que les autres soldats disent, ils savent ! Et dès que tu peux passer le concours d’officier, fais-le ! Tu rentreras plus vite !
– Je verrai ce que je peux faire, maman, répond l’appelé un peu gêné. Je vais me débrouiller.
– Et écris-nous tous les jours, oui ?”
Cette scène se répète à l’infini partout dans la foule. On donne de derniers conseils, on s’étreint encore un peu, et ici ou là, les hommes dont les familles n’ont pas pu venir forment de petits groupes où la discussion ne s’éteint jamais.
“Tu es affecté où, toi ?
– L’infanterie.
– Moi aussi ! s’exclame son interlocuteur avec enthousiasme. On va les voir, les fameuses tranchées !
– Tu sais, moi je pensais rejoindre la marine fluviale… mais tu parles, ils ne prennent plus personne, c’est tout pour l’infanterie, grommelle l’autre. J’aurais préféré l’artillerie. Ou même l’aviation ! Garder un petit aérodrome…
– Même pas parti, déjà planqué ! s’esclaffe un garçon couvert de tâches de rousseurs. Eh bien moi, je compte bien tuer des Boches. À la mitrailleuse, au fusil, à la baïonnette, je m’en moque pourvu que l’on m’en donne à zigouiller !”
Des adieux pour les uns, des rodomontades pour les autres. Depuis son poste d’observation, Fernand note dans son calepin les bribes de phrases qu’il saisit à la volée. Et puis, toute la gare s’emplit du son strident des sifflets.
“Le train va partir ! lancent des employés des chemins de fer sur un quai avant de redonner du sifflet. Tout le monde s’écarte, les voyageurs doivent monter à bord et les personnes qui les accompagnent s’éloigner de la bordure du quai !”
Autour du train concerné, on crie, on se serre plus fort que jamais une dernière fois, et Fernand observe avec un sourire en coin la petite chorale d’une famille nombreuse qui entame une timide Marseillaise pour l’aîné de la famille agitant sa casquette à sa portière. La chanson est reprise par quelques gorges, et puis non, c’est trop : dès que le train se met en branle et que les visages des jeunes gens penchés aux fenêtres commencent à s’éloigner, c’est un concert de derniers encouragements et d’adieux déchirants.
Le train dépasse le bout du quai, et Fernand aperçoit une grossière pancarte accrochée à la dernière voiture, et qui se balance avec les secousses du convoi.
“En route pour la Bochie !”
Dernière crânerie pour tous ces jeunes gens qui viennent de partir, elle reste un moment dans les yeux de tous les parisiens qui regardent le convoi s’en aller. Et dès que celui-ci disparaît au loin, les derniers cris s’éteignent et changent ; les gorges se serrent, les larmes sortent, et toutes celles et ceux qui n’avaient pas craqué le font. Voilà, leurs enfants sont partis.
Sur le quai d’en face, où un autre train attend, on en est encore aux adieux, aux valises que l’on charge, aux derniers baisers. Et à nouveau, on entend les sifflets. Comme ceux des assauts sur le front, suppose Fernand. Sauf qu’ici, ils annoncent le départ pour la guerre.
Un autre train s’ébranle. D’autres cris montent puis s’éteignent.
Et un par un, les convois chargés de jeunes gens quittent Paris sous les yeux de leurs familles pour filer vers les casernes, puis l’inconnu.