L’assaut est derrière nous.
Je profite de ce moment pour écrire ma grande et simple joie d’être vivant. En temps de paix, j’ignore si l’on peut connaître ce sentiment autrement qu’en échappant à un terrible accident. Cette sensation que la Mort elle-même s’est penchée sur vous et alors que son doigt osseux allait vous toucher, elle s’en est retournée. Chaque bouffée de l’air puant de sueur de l’abri empli de soldats où j’écris a malgré tout quelque chose de bon en elle. J’ai une pensée pour ceux qui n’ont pas eu cette chance. Et pour moi-même avant cet assaut.
J’ai le cœur serré dans la nuit du 9 avril alors que notre bataillon monte vers Berry-au-Bac. Les deux autres bataillons du 24e ont déjà relevé une partie du 28e, et c’est à nous de venir achever la manœuvre. Nous avons beau marcher les uns derrière les autres dans les premiers boyaux qui mènent vers les ruines du village, je me sens terriblement seul avec mes pensées. Mon esprit est ailleurs et mon corps se meut de lui-même. Il poser le pied au bon endroit, il guette les flaques d’eau stagnantes au fond des tranchées, il s’agrippe à tout ce qui dépasse de la terre autour de nous pour éviter de glisser… Je suis dans les tranchées depuis assez longtemps pour m’y débrouiller même par nuit noire. Des fonds de caissons de munitions soigneusement découpés ont été disposés en caillebotis par endroits, et seul le bruit que produisent mes pieds m’indique que je me déplace tantôt sur du bois, tantôt dans la boue. C’est à peine si je sens la différence tant j’y prête peu d’attention.
Je ne pense qu’à ce qui guette.
Les gars du 28e ressemblent à des bêtes sauvages, entassés dans leurs abris le temps de nous laisser passer, le visage sale et leurs yeux qui brillent dans l’obscurité. On dirait des animaux dérangés par de bruyants promeneurs. Et dès que la longue file du bataillon venu les relever a dépassé leur trou, ils en sortent à toute allure et filent vers le Sud, Cormicy et ses promesses de caves accueillantes.
Au-dessus de la tranchée, une balle passe dans un bourdonnement métallique, tout aussi perdue que nous dans la nuit. J’entends des détonations irrégulières vers l’avant. Les guetteurs échangent des coups de feu, témoins d’une certaine nervosité. Je frissonne à la simple idée de sortir des tranchées, bientôt, pour monter à l’assaut avec un fusil, des cisailles, et tout ce que l’on voudra bien me donner pour m’encombrer face aux mitrailleuses allemandes. Je m’imagine mille scénarios dans lesquels quelque chose se passe mal et je ne suis plus, moi aussi, qu’un corps à aller chercher entre les lignes.
Je sors de mes pensées lorsque j’arrive à un embranchement dans le boyau, où attend un caporal avec un calepin. Son visage s’éclaire brièvement à la lumière de la cigarette sur laquelle il tire, et je reconnais le caporal Combes. Il indique à chaque escouade où se trouve l’abri qu’elle doit rejoindre, et je suis assez heureux de mener la file de mes camarades lorsque vient mon tour.
“Quelle escouade ? demande-t-il en baillant. – Celle du caporal Launay, bien évidemment absent, dis-je suffisamment sarcastique pour lui faire lever les yeux de son calepin. – Soldat Drouot, dit-il dans un sourire que je devine plus que je ne vois. Cela faisait un moment ! Bon, votre abri est sur la droite, dans cinquante mètres, il reste un pan de mur de grange juste au-dessus de l’entrée, vous ne le raterez pas. Bonne nuit les gars. – Merci caporal.”
Je n’ai guère le temps de discuter : il n’y a de la place que pour un seul homme de front dans le boyau derrière moi, aussi je risquerais de bloquer tout le reste du bataillon à moi seul. J’aurais pourtant apprécié de me changer les idées pour en chasser les images morbides qui me hantent. Jules doit avoir la même impression, car lorsqu’il passe au niveau de Combes, il lui lance :
“Tu viens prendre un verre dans notre nouveau chez-nous caporal ? – Un bon soldat se tient loin de la gnôle, Chemin, rétorque Combes avec son petit air de garçon exemplaire. Mais je vais passer, oui, ajoute-t-il presque pour s’excuser.”
L’abri est bien là où il l’a indiqué : un escalier de pilons et de débris qui s’enfonce dans le sol et amène jusqu’à un réduit souterrain d’où s’échappent des hommes du 28e comme des chauve-souris dérangées dans leur cave dès que nous faisons mine d’approcher. Trop heureux de filer, ils ricanent tout en nous bousculant pour filer, et lancent :
“Bonne chance les gars !” avec des voix pleines de soulagement.
Seul le sergent qui était avec eux quitte l’abri d’un pas plus lent et s’arrête devant nous autres qui nous sommes écartés pour les laisser sortir.
“Bonne chance les gars, répète-t-il, lent et grave. Les copains sont contents de partir d’ici. Mais ils n’en pensent pas moins. Bonne chance. Vraiment. – Ça sent mauvais, sergent ? demande Kane. – Je ne vais pas vous mentir… les Boches ont ramené des pièces de gros calibre. Et si leurs patrouilles ne sont plus ce qu’elles étaient, ils compensent en déclenchant des fusillades presque toutes les nuits. Ça, et quelques coups de Minenwerfer… “
Un vrombissement au-dessus de la tranchée couvre brièvement la fusillade : au loin, on vient de démarrer le générateur du projecteur de marine pour rechercher les tireurs allemands. Le sergent s’excuse car il doit rejoindre ses hommes, et nous salue mollement avant de partir à leur poursuite. L’escouade s’engage, elle, dans l’abri où il y a à peine assez de place pour nous tous, et décharge en grommelant son barda dans tous les coins. Quelques minutes à peine après que nous ayons posé nos sacs, et pendant que nous déroulons nos couvertures, le caporal Combes descend nous rejoindre.
“Bonsoir Messieurs, bien installés ? – Chambre avec vue sur tranchée, le repos du gentilhomme, s’amuse Jules. – Profitez-en, dit Combes. Vous êtes sur la ligne arrière de Berry. Pas de tour de garde ce soir pour vous, juste une bonne nuit de sommeil et quelques corvées demain. Au fait, où est votre caporal ? On ne le voit jamais, il a déserté ? – Oui et non, intervient Weinberg. Il traîne toujours dans le coin, mais plus avec nous. Je ne sais pas comment il a fait son coup. En tout cas, il n’a pas envie de passer de temps avec nous, on doit sentir trop mauvais. – Parle pour toi, hé ! grogne Benoît qui se couche en ignorant parfaitement ce qui se raconte.”
Combes est arrivé avec son bataillon il y a quelques heures seulement. Il entreprend de nous raconter ce qu’il sait de l’assaut qui se prépare, à savoir pas grand-chose. À part que les types du génie sont déjà l’œuvre. Il les a vus en train de préparer des échelles de bric et de broc pour franchir le parapet de la tranchée. D’après lui, la bonne nouvelle, c’est qu’au rythme où ils allaient, ils ne pourraient pas fabriquer assez d’échelles pour toute la ligne. Ce qui écarte l’hypothèse d’un assaut d’envergure. Ce sera plus localisé. Tout le monde n’en sera pas.
“Peut-être qu’on sera tranquilles, alors ? espère Papa à haute voix. – Et se priver des patrouilleurs qui connaissent le mieux le secteur ? J’en doute, dit Combes. – Merde ! Tu pouvais pas nous laisser un peu d’espoir, caporal ? gueule Kane. – Ce n’est pas ma mission ici, répond-t-il en se levant. D’ailleurs, il faut que j’aille vérifier que ma propre escouade ronfle. Messieurs, bonne nuit à vous.”
Il nous quitte, et je trouve le sommeil quelques minutes seulement après son départ. Malgré tout ce qui me tourne dans le crâne, je suis épuisé. Plus moralement que physiquement, mais fatigué à un point qui m’étonne moi-même.
Durant deux jours, nous sommes de corvée sur le secteur de Moscou, à l’arrière de Berry-au-Bac. Renforcer les tranchées, creuser de nouveaux abris, nettoyer nos armes et gratter nos uniformes autant que possible jusqu’à ce que le sergent Chassagne décide que ce soit “acceptable dans ces circonstances”… nous guettons tous avidement le moindre signe du déclenchement imminent de l’assaut tant craint.
On entend monter des coups de feu des premières lignes de jour comme de nuit. On se fusille d’une tranchée à l’autre, souvent sans grand succès, et parfois, l’explosion d’un Minenwerfer vient briser le concert des fusils. En retour, on perçoit les détonations sourdes des mortiers napoléoniens que nous avons vus monter en ligne : d’énormes boulets de fonte s’élève le ciel, visibles de très loin, et décrivent une courbe maladroite avant de retomber vers les lignes allemandes sans y toucher quoi que ce soit. Il faut croire que cette arme n’a pas l’effet escompté, car on entend des rires monter des lignes allemandes, et parfois même de nos propres tranchées. Il faut dire que le spectacle ridicule de cette arme d’un autre âge avec laquelle nos troupes peinent à viser inspire plus de rire que de terreur. Et chaque tentative d’envoyer un boulet en fonte tient plus de la commémoration que de la guerre.
Mais comme l’avait dit Ulysse Viguier, le sapeur : mieux vaut tout de même ne pas être en dessous.
L’artillerie, elle, continue de s’en donner à cœur joie. Les Allemands tirent au gros calibre plus souvent que jamais, et d’énormes explosions provoquent des averses de terre dans les tranchées pendant que nous y travaillons. Généralement, il n’en faut pas plus pour que l’on entende les 75 se mettre à gueuler et bombarder les lignes allemandes. S’ensuit un duel d’artillerie durant lequel nous nous abritons, et sitôt que les planqués des deux camps ont fini leur numéro, nous ressortons et reprenons notre travail.
Jusqu’au soir où Ducastel arrive parmi nous à l’heure du repas, constitué d’un peu de riz et d’une viande caoutchouteuse dont je préfère ignorer la provenance.
“Riou est dans le coin ? demande le sous-lieutenant en le cherchant dans notre petit groupe. – Je suis là mon père, répond le Breton. Vous avez besoin de quelque chose ? – Oui mon gars ! Tu étais volontaire pour patrouiller, c’est ça ? – Oui ! dit Riou bien plus fort, comme soudain investi d’une confiance nouvelle. Oui mon père, ces salauds qui nous font la guerre ont buté mes cousins, laissez-moi y retourner ! – C’est ce que je voulais entendre, approuve Ducastel. Tu viens avec moi cette nuit. On part en patrouille. – Tous les deux ? s’étonne le charpentier. – Tous les deux, répète le prêtre. On n’y va pas pour casser du Boche, mais pour reconnaître un de leurs trous à rats. Alors moins on est, moins on aura de chances de se faire tirer comme des lapins. Tu en es toujours ? – Ah ben mon père, ça oui !”
Bien qu’ils paraissent aussi enthousiastes l’un que l’autre à l’idée de repartir en patrouille, quand nous autres sommes trop heureux de l’exact inverse, nous ne faisons aucun commentaire et laissons les deux hommes à leur choix. Riou nous enjoint de prendre soin de ses affaires, et accroche fièrement à son ceinturon le “gourdin des patrouilleurs” avant d’enfiler un manteau civil noir. Puis, il va rejoindre Ducastel en première ligne et disparaît une partie de la nuit.
Une série de coups de feux plus nourrie qu’à l’accoutumée me tire de mon demi-sommeil plusieurs heures avant l’aube. En regardant autour de moi, je constate que tout le monde a les yeux ouverts. Un seul nom court sur nos lèvres :
“Riou !”
Pas une pensée ne va à Ducastel à cet instant. Dans sa folie, j’imagine qu’il serait trop heureux de mourir au combat. Mais Riou… Riou est en colère. C’est ce qui l’a poussé à cette patrouille, il ne peut pas se faire avoir comme ça ! Nous nous levons aussi vite que possible et quittons notre abri de Moscou pour remonter à toute allure vers les boyaux au Nord où la fusillade continue de donner.
Et puis, au détour d’une tranchée, arrive un homme qui court à contresens, hilare.
Riou.
Son manteau est boueux, et il arrive droit vers nous, tout sourire, sous le regard interloqué des soldats dans les abris alentours qui se demandent ce qu’il peut bien se passer.
“Me voilà, les gars ! crie Riou. Patrouille terminée ! – C’est ça qui te fait marrer ? demande Jules, incrédule. – Ho oui ! dit-il avant d’ajouter quelque chose d’incompréhensible en breton, puis de repasser au français. Ils ont failli nous avoir sur le chemin du retour, Ducastel et moi avons couru comme des dingues pendant que tous leurs guetteurs nous prenaient pour cible ! Ils ont dû tirer au moins quinze, vingt fois. Et pas un trou ! Pas un !”
Il tourne sur lui-même pour montrer qu’il est sale, mais en aucun cas blessé. Puis retire son manteau qu’il jette à Jules comme à un valet.
“C’est bon pour cette nuit ! Ah, et dire que je me plaignais des patrouilles… bon dieu que c’est bon de pouvoir aller emmerder ces salauds !”
Sa colère a trouvé un exutoire, et Riou est heureux. Heureux de sortir la nuit pour aller danser avec la Mort. Il reste dans cet état second de joyeuse hilarité pendant un bon quart d’heure encore, puis peu à peu, redevient normal, avant de subir le contrecoup. Assis tout au fond de l’abri, il se tortille comme pour vérifier qu’il n’est pas blessé, et finit par se coucher en tremblotant. Je le surveille du coin de l’œil, mais en le voyant finir par fermer les yeux, : je me décide moi aussi à dormir un peu.
Le lendemain, Ducastel a fait son rapport et nous apprenons que cette nuit, Riou et lui ont reconnu la tranchée que nous allons attaquer.
Aujourd’hui, à 18 heures.
Au matin, Riou, qui a retrouvé son calme, explique avec force gestes ce qu’il en est.
“C’est la tranchée joliment surnommée “P.Q” du côté de la côte 108… dit-il en pointant sa direction générale. Un joli merdier. Une partie est inondée et déserte, mais l’autre… ce n’est pas la même histoire. – Et les barbelés ? demande Henry, inquiet. – Sept à huit mètres de ces saloperies. Ça va être coton à traverser. – Sept à huit mètres ? Merde…”
Les Allemands canonnent Berry et les premières lignes comme à leur habitude, ce qui laisse deviner qu’ils ignorent tout de ce qu’il se prépare chez nous. Le sergent Chassagne vient nous trouver dans notre abri, et sans son entrain habituel qui se traduit généralement par un flot d’injures, annonce tout simplement :
“En première ligne, les gars. Emmenez votre barda.”
Papa jure dans sa moustache. Depuis l’aube, il surveillant sa montre de poche en espérant que « 18 heures » arriverait avant qu’on ne nous appelle. Que d’autres iraient. La seule bonne nouvelle est que si nous emmenons notre matériel avec nous, il y a encore une petite chance d’y échapper. On ne charge pas avec son sac d’une tranchée à une autre.
Et c’est effectivement ce qui nous sauve.
Nous avons bien interprété les signes : alors que nous montons en première ligne, nous croisons de plus en plus d’hommes entassés le long des boyaux, qui jettent des coups d’œil nerveux sur notre passage. Ils ne parlent pas, ne mangent pas, ne jouent pas aux cartes… et se contentent de fumer en nous regardant passer avec une certaine envie dans les yeux.
“C’est qui ? finit par demander Weinberg. – La deuxième compagnie, répond Chassagne. Les oiseaux qui vont aller prendre la tranchée P.Q. – Nul doute qu’ils y trouveront quantité de pain K.K, lance Jules à la cantonade.”
Un rire nerveux parcourt notre escouade, mais sans être partagé par les soldats qui nous regardent passer. Jules fait semblant de rien et poursuit sa route sans insister. Son calembour n’était pas de circonstance. Chassagne ne dit rien et se contente de nous mener jusqu’à la première ligne, fraîchement bombardée. Il nous indique un abri.
“Déposez vos sacs mes agneaux, et, montez la garde. Vous participerez à tenir la ligne pendant que la deuxième compagnie sort.”
Nous nous exécutons et je me retrouve avec Jules dans une excroissance grossière de la tranchée, à jeter de timides coups d’œil par-dessus le parapet pour voir ce qu’il se prépare. En face, pas grand-chose : je n’aperçois guère que les barbelés en face de notre tranchée, ainsi que ceux positionnés à quelques dizaines de mètres, en face de celle des Allemands. Le vrai spectacle est dans nos lignes.
Les hommes du génie parcourent la tranchée en silence, souvent par petits groupes, pour ne pas éveiller l’attention d’éventuels guetteurs ennemis bien placés ou d’un avion qui viendrait à les surprendre. Ils s’approchent du bord de la tranchée et, à petits coups de pelle, dessinent des escaliers dans la terre retournée là où la tranchée a été bombardée. Ils se font passer dans les boyaux les échelles qu’ils ont fabriquées pour les coucher contre le parapet de manière à ce qu’elles restent invisibles à l’ennemi. Enfin, ils amènent leurs canons longs de 37 et 58mm que nous les avons vus apporter par camions, et les déposent dans chaque recoin de la tranchée, prêts à les faire surgir. Jules et moi faisons un signe de tête à Ulysse Viguier lorsqu’il passe avec une caisse d’obus à la main tout près de notre poste. L’immense roux nous sourit mais poursuit son chemin sans un mot, et participe en silence au plan du génie, où chacun a l’air de savoir ce qu’il doit faire à chaque instant sans avoir à communiquer.
L’heure tourne et les hommes de la deuxième compagnie que nous apercevons de là où nous sommes sont de plus en plus nerveux. Chacun chasse la tension qui monte à sa manière, que ce soit en réclamant toujours plus de vin ou de tabac, ou bien en soupirant bruyamment pour évacuer tout ce qui monte en eux. D’autres prient, certains se contentent d’essayer de dormir…
“Hé, mais regarde qui arrive ! me dit Jules en me donnant un coup de coude. Mezzani !”
C’est à peine si nous guettons encore ce que font les Allemands, puisque nous passons notre temps à surveiller ce qui se prépare autour de nous à la place. Le soldat à l’accent italien, sa mitrailleuse sur le dos et suivi par d’autres mitrailleurs, remonte la tranchée en sifflotant joyeusement. Partirait-il se promener par une belle journée de printemps que je doute qu’il aurait l’air plus joyeux. Il nous salut d’un grand “Bonjour !” comme on salue des voisins en passant devant chez eux, et poursuit son chemin pour aller s’installer un peu plus loin dans la tranchée.
Il est 17 heures et la deuxième compagnie ne perd rien de ce qu’il se prépare. Quelques soldats s’énervent brièvement contre deux hommes du génie qui ont fait tomber un petit canon dans la boue d’une flaque en le transportant.
“Faites gaffe espèce d’imbéciles ! Vous avez intérêt à ce que ce soit du bon matériel qui nous couvre ! – Ça va, ça va, s’excuse un sapeur, l’eau n’est même pas rentrée dans le canon, il est juste sale. – Ou déréglé ! Et vous allez rater tous vos tirs ! reprend un autre soldat qui se lève pour donner une tape dans le képi du second sapeur. Incapables ! – Garde ton énergie pour ceux d’en face, répond l’un des hommes du génie. – Pourquoi, je te fais peur ?”
Les esprits s’échauffent et la querelle s’apprête à s’envenimer quand Viguier passe dans le même boyau. Il fait une bonne tête de plus que les soldats qui provoquaient les hommes du génie, et il n’a besoin de rien dire pour que tout le monde reprenne son poste en silence.
17 heures 30.
“La montre du colonel, faites passer…”
Cette phrase est répétée encore et encore alors qu’une splendide montre va de main en main, et que chacun règle la sienne en fonction. La seule manière d’avoir tous la même heure. L’attaque sur la tranchée va être précédée d’un bombardement de 4 minutes. Il faut donc qu’à 18h04 très exactement, la deuxième compagnie s’élance. Et que les artilleurs aient la même heure au risque de tirer sur leurs propres troupes.
La montre circule dans le moindre boyau, jusqu’au plus reculé des abris, et chacun se cale. Le capitaine de la deuxième compagnie va et vient dans la tranchée, la main sur la poignée de son sabre, et jette des regards inquiets vers le ciel où des nuages s’attardent paisiblement, comme s’ils voulaient assister au spectacle.
17 heures 45.
“Compagnie ! dit-il à voix basse pour ne pas que les Allemands l’entendent. Vérifiez votre équipement ! Fusil, baïonnette, cartouchières pleines, musette avec deux jours de rations ! Attachez vos couvertures !”
Que ce soit pour dormir ou rouler un corps, les couvertures sont indispensables. Les hommes se les attachent silencieusement autour du torse, et s’assurent plusieurs fois que rien ne leur manque. Une fois sortis de la tranchée, le moindre oubli peut s’avérer fatal.
18 heures 00.
Un premier obus file en sifflant au-dessus de la tranchée et soulève une gerbe de terre au-dessus de celle des Allemands. J’entends quelques cris provenir de leurs lignes alors qu’ils doivent partir se mettre à l’abri, et un second obus vient rejoindre le premier. Puis, c’est un véritable déluge de feu qui tombe sur les positions d’en face et éventre le réseau de barbelés de l’ennemi. Jules et moi osons à peine regarder, de peur de recevoir un éclat, et nous nous baissons en tenant nos képis, qui reçoivent terre et débris à chaque impact. La deuxième compagnie profite du bombardement pour remplir toute la tranchée de première ligne et se regrouper autour des échelles et près des escaliers d’assauts.
Secrètement, je me félicite de ne pas en être. Et m’en veux aussitôt de penser cela en voyant ces hommes qui n’ont pas ma chance.
J’aperçois Viguier parmi les pauvres bougres qui s’apprêtent à monter à l’assaut. Lui et toute une section du génie regardent passer les obus, et j’aperçois dans leurs mains les tenailles à fil de fer que nous avons vues arriver par camion. L’odeur de la poudre se mêle à celle de la peur, et lorsque que le dernier obus tombe sur l’ennemi à 18 heures 04, le capitaine de la deuxième compagnie brandit son sabre et s’écrie :
“Compagnie, pour la France !”
Il donne du sifflet et est le premier à s’élancer hors de la tranchée, suivi par près de deux cents hommes qui beuglent, l’arme à la main. Jules et moi sommes aux premières loges pour les voir monter à l’assaut, et dans un premier temps, pas un seul coup de feu ne part des lignes allemandes, que j’imagine assommées par le bombardement. Nos canons, eux, allongent leurs tirs pour envoyer leurs obus derrière la tranchée ciblée. Ainsi, les Allemands ne peuvent pas envoyer de renforts. Et nos camarades courent droit vers une position isolée de tout son propre réseau.
Dans le dos de Viguier et des autres sapeurs, j’aperçois des sacs vides comme nous en utilisons pour les remplir de terre et former des défenses, ainsi que tout un tas d’outils fixés par des sangles qui brinquebalent à chacun de leurs pas.
Tout le monde hurle mais personne ne tire. Les sapeurs sont sur les barbelés, qu’ils entament pour ouvrir un chemin là où les obus n’ont pas suffi. La deuxième compagnie s’engouffre dans la brèche, et les premiers coups de feu partent des lignes allemandes, trop tard pour arrêter la furieuse charge.
Mezzani fait tonner sa mitrailleuse sur notre gauche et écrase sous les balles toute résistance. Pendant que les petits canons de tranchée apportés par le génie passent à l’action et ouvrent le feu sur tous les postes de mitrailleuses ennemies qui se réorganisent pour tirer sur la deuxième compagnie. Entre le bombardement et les tirs, c’est un concert infernal, et au moment où la deuxième compagnie atteint la tranchée allemande, on entend des hurlements bestiaux. Le corps à corps a commencé.
Des grenades éclatent brièvement, des coups de feu claquent, et puis, aussi vite que tout a commencé, tout s’éteint. Seul le bombardement français continue à isoler la tranchée prise du reste du réseau allemand. Et bientôt, nous voyons apparaître des pioches, des pelles et des sacs de terre au-dessus de la tranchée : la compagnie a réussi et renforce la position.
“Hé bé ! dit Jules. Ça s’est mieux passé que ce que je craignais ! – Tant mieux pour eux…”
Les travaux se poursuivent sous le couvert de notre artillerie jusque tard le soir, avec quelques tentatives de l’artillerie allemande d’écraser les nouveaux occupants de la tranchée P.Q. Tout le monde est plutôt satisfait du résultat, et dans notre tranchée, on se congratule. Des territoriaux montent en ligne en profitant de la nuit pour aller rejoindre notre nouvelle prise et commencer à creuser un boyau afin de la relier à notre réseau. Bientôt, l’endroit où je suis ne sera plus qu’une tranchée de seconde ligne.
Du moins est-ce que je crois. Car tout bascule durant mon tour de garde.
Il est près d’une heure du matin et je suis à mon poste à scruter la nuit quand j’entends des bruits. Nous sommes prévenus : les territoriaux creusent un boyau vers nous, il ne faut donc pas tirer au hasard. Mais alors que je les écoute travailler et tente de mesurer leur avancée au fur et à mesure que j’entends de plus en plus distinctement leurs conversations, une détonation sourde me secoue.
On vient de lancer une grenade au beau milieu des travailleurs. Et un Allemand hurle quelque chose non loin.
“Alerte, alerte !”
Je m’époumone et épaule mon fusil mais ne voit rien. Je ne peux suivre ce qu’il se passe qu’au son, car j’entends une voix grave hurler en retour “Ils sont dans le boyau ! Repliez-vous !”
Un clairon donne dans la tranchée P.Q. La deuxième compagnie a entendu qu’il se passait quelque chose, et en quelques secondes, toute la ligne s’embrase sans que je sache où tirer. Dans la nuit, des coups de feu partent, mais s’agit-il des hommes de la deuxième compagnie qui tirent vers les Allemands entre eux et nous ou bien des Boches qui essaient de nous descendre ?
Tout autour de moi, des soldats montent aux créneaux et braquent aussi l’obscurité sans succès.
“Où est la deuxième compagnie ? demande l’un. – Par là je crois ! gueule quelqu’un plus loin. – Il fait nuit, sombre con, tu crois que ça m’aide ? répond le premier.”
La confusion est totale. La frustration, terrible, car il nous est impossible de soutenir nos camarades, et j’imagine les Allemands, fiers de leurs stratagème, qui se jouent de nous. Les détonations et les cris se multiplient, jusqu’à ce que l’on entende courir dans notre direction. Mais avant que qui que ce soit n’appuie sur la gâchette, quelqu’un hurle :
“Retraite ! Retraite, ne tirez pas !”
En quelques instants, des hommes sautent dans la tranchée tout autour de nous, certains blessés, d’autres complètement perdus, et le capitaine de la deuxième compagnie atterrit à côté de moi, hagard.
“D’où ils sortaient ? dit-il en m’agrippant le col. D’où ils sortaient, qu’est-ce que vous foutiez ? – On n’a rien vu, dis-je. C’est pas faute de guetter ! Il fait nuit mon capitaine ! – Où sont mes gars ? J’en ai combien ?”
Il me pousse en arrière comme si je ne l’intéressais plus et se met à courir dans toute la tranchée en appelant les noms de ses subalternes l’un après l’autre. La plupart répondent.
D’autres non.
“Il faut qu’on remonte à l’assaut ! ordonne le capitaine. Avant qu’ils ne renforcent la tranchée ! On l’avait déjà en partie retournée, on peut la reprendre ! Deuxième compagnie, regroupement ! Faites amener un téléphone !”
Il faut, au grand désarroi de l’officier, près d’une heure pour qu’un téléphoniste mal réveillé arrive en première ligne en déroulant derrière-lui son fil. Il a sur le dos un gros appareil de campagne, qu’il dépose aux pieds du capitaine sans ménagement.
“Vot’ téléphone, dit-il comme si tout cela ne le regardait pas. Et bonne nuit mon capitaine”
Le capitaine se fait porter un tabouret et s’assoit près du téléphone qu’il décroche pour appeler le colonel. La conversation est aussi confuse que rapide, mais je suis assez proche pour en saisir le sens : notre artillerie n’a pas assez de munitions pour préparer un nouvel assaut et elle ne sera livrée que demain. Un assaut nocturne est donc hors de question. Le capitaine doit organiser une nouvelle attaque pour le jour à venir, 18 heures 30. Et rester près du téléphone pour rendre compte du résultat d’une opération que l’on espère fructueuse : si cela a fonctionné la veille, cela fonctionnera encore.
Cette logique stupide amène à une nouvelle journée de préparation. Un nouveau regroupement de la deuxième compagnie en fin de journée, renforcée d’autres sections. Et à nouveau, un bombardement de quelques minutes.
Pendant celui-ci, Viguier, les traits tirés et prêt à repartir, s’approche de moi et me glisse à l’oreille :
“Au fait les gars… vous avez raison, il y a bien des salauds qui aiment les pièges chez les Boches. J’ai coupé un câble électrique en arrivent là-haut qui devait servir à faire péter toute la tranchée. Tu te rends compte ? Bourrer d’explosifs tout un coin en espérant qu’on s’y rendre pour nous tuer… faut-il être un salaud.”
Je me contente d’acquiescer sans lui dire que les Allemands tiennent peut-être cette idée d’un certain sous-lieutenant Ducastel. Et lui glisse : “Bonne chance pour remonter là-haut.”
Viguier ne répond rien et retourne dans la masse des hommes prêts à monter à l’assaut. Près de son téléphone qu’il ne raccroche plus, le capitaine, les traits tirés et les joues creuses, regarde ses troupes qui repartent sans lui. Et à 18 heures 30, le lieutenant qui le remplace donne le terrible coup de sifflet.
“En avant !”
Il hurle et charge le sabre au clair, suivi par ses hommes.
Mais cette fois-ci, les Allemands attendent.
Quel illustre imbécile a pu penser que ce ne serait pas le cas ? À peine nos hommes sont-ils hors de la tranchée qu’une succession de petits nuages noirs et gris éclatent au-dessus d’eux : des obus fusants. Des billes de plomb filent dans toutes les directions et les soldats tombent en hurlant au beau milieu de leur charge alors que les nuages mortels se multiplient au-dessus d’eux. C’est un orage d’acier qui les foudroie l’un après l’autre, alors que les mitrailleuses allemandes, déplacées spécialement pour l’occasion, se mettent à aboyer. Les cris de guerre se transforment en hurlements de terreur alors que toute la compagnie se retrouve à progresser en rampant sous le déluge mortel, ce qui ne suffit pas à les protéger. Tout au mieux, certains sont arrivés jusqu’aux barbelés, remis en état par les Allemands durant la nuit, et tentent de les couper, mais c’est peine perdue : ils sont fusillés sur place et s’effondrent dans les fils de fer.
À côté de moi, le capitaine regarde par-dessus le parapet ses hommes se faire massacrer et il pâlit.
“Nom de dieu… retraite ! hurle-t-il soudain Retraite ! Revenez !”
Une partie de ses hommes n’avaient pas attendu, et c’est sous un feu nourri que nos petits canons et mitrailleuses peinent à calmer, que la deuxième compagnie, considérablement amoindrie, revient dans la tranchée en laissant derrière elle des dizaines de camarades qui gémissent entre les lignes.
“L’assaut est un échec mon colonel… résume le capitaine dans son téléphone. Les pertes sont terribles. J’ai fait rappeler ma compagnie. Oui. Bien mon colonel. J’attends l’avis du général.”
Viguier passe en courant dans la tranchée, une estafilade sur la joue là où une balle l’a éraflé, et un type à la jambe sanglante jeté sur ses épaules. Un soldat se tient la tête en pleurant dans un coin de la tranchée, son fusil plié en deux qu’il refuse de lâcher malgré les soins de ses camarades autour de lui. Il chante une chanson que je ne connais pas. Une chanson d’enfant, et c’est comme si plus personne n’existait autour de lui. Son sergent essaie de le faire boire, de lui ordonner d’arrêter, mais l’homme répète sans cesse la même ritournelle entêtante.
“Je crois qu’on l’a perdu, dit le sergent. Il est devenu fou. Allez, emmenez-le à l’arrière.”
Ses camarades le relèvent doucement, et je constate que deux grosses traînées sanglantes coulent des oreilles du soldat alors qu’il continue à chanter. Ses tympans ont éclaté durant l’assaut. En tout cas, cela a suffi à convaincre qu’il n’était pas un simulateur. Une autre victime du « mal des tranchées ».
Le téléphone du capitaine sonne et il le décroche aussitôt. À peine l’a-t-il fait qu’il se met à gémir en entendant son correspondant.
“Non ! supplie-t-il. Non ! Je ne peux pas ! Ma compagnie est décimée, mon matériel perdu entre les lignes, nous n’avons même pas pu… oui… à vos ordres…. bien sûr…”
Il raccroche et lève des yeux désolés vers moi, avant de se mettre debout et de lancer d’une voix fatiguée :
“Tous les soldats dans les abris de première ligne : rassemblement ! Vous remplacez les pertes de la deuxième compagnie. Nouvel assaut dans une heure, ordre du général !”
“Ho merde ! s’exclame quelqu’un. – Vous lui avez dit au général que les Boches nous attendent, mon capitaine ? demande un sapeur. – Oui, oui… mais il pense qu’avec une nouvelle préparation d’artillerie… – Connerie ! lance un soldat. – Je vais tenter de le convaincre d’annuler l’assaut, c’est de la folie…”
Et le capitaine se relance dans une série d’appels à tout ce qui porte des galons dans notre secteur, pourvu que l’on ne tue pas plus de ses hommes. Il est épuisé et tient à peine debout après une nuit sans sommeil et avoir mené le premier assaut. Entre deux coups de fil, il vomit le peu qu’il a avalé ces dernières heures, avant de poursuivre ses supplications comme si de rien n’était.
“Deuxième compagnie, 24e d’infanterie, impossible de mener l’assaut… répète-t-il en substance à tous ses interlocuteurs.”
Autour de moi, le reste de l’escouade me rejoint, et Chassagne remonte la tranchée en beuglant :
“Allez mes agneaux, vous connaissez la musique ! Laissez vos affaires ici, mettez votre couverture en sautoir, baïonnette au canon, assurez-vous de…”
Weinberg peste contre le monde entier devant l’absurdité de ce qu’il se prépare, si nerveux qu’il ne parvient pas à fixer sa baïonnette. C’est Benoît qui finit par le faire avant de jeter un coup d’œil au-dessus du parapet, et d’où montent les supplications des blessés.
“Ça va êt’ un massacre, dit-il avant de cracher par terre. – Ils peuvent encore annuler, intervient Kane. Le capitaine essaie. – Tu parles qu’y vont annuler ! C’pas eux qui vont s’faire trouer la peau !”
Alors, cette fois, c’est pour nous ? Je fixe ma couverture et la serre contre moi autant que possible comme si elle pouvait arrêter les balles. Jules fait de même et m’aide à ajuster chacune des sangles de mes cartouchières pour qu’elles ne me gênent pas trop dans ma course. Papa, lui, se contente de vérifier une bonne dizaine de fois que son fusil est chargé. Et Riou emmène son gourdin de patrouilleur, qu’il fixe à sa ceinture avec une lanière de cuir récupérée je ne sais où.
L’heure tourne et le capitaine est toujours à se débattre avec le téléphone.
“Soldats, autour des échelles ! ordonne Chassagne. Prêts à partir !”
Dans toute la tranchée, les sous-officiers braillent des ordres similaires. Il ne reste que quelques minutes avant l’heure de la nouvelle offensive. Déjà, les premiers obus filent au-dessus de nous : la préparation d’artillerie a commencé. Dans trois minutes, c’est à nous.
“À quoi ça sert ? gémit Weinberg. Ça n’a pas de sens ! – Ta gueule Weinberg ! intervient Chassagne près de nous en hurlant par-dessus le bombardement. Je sors en premier, vous serez derrière moi mes oiseaux. Et le Boche qui me foutra par terre n’est pas encore né ! – D’accord sergent…”
Je ne dirais jamais assez combien j’ai pu haïr Chassagne durant mon service. Et comment à présent, je lui trouve toutes les qualités sitôt que les balles sifflent. Il mourra avec nous plutôt que de nous laisser tomber.
“Dressez les échelles ! ordonne un sous-lieutenant de la deuxième compagnie. Bonne chance à tous !”
Le déluge de terre se poursuit alors que nos obus fouillent le sol autour de la tranchée à attaquer, et j’aimerais qu’il dure pour toujours. Car tant que nos canons tirent, nous ne sortons pas. Nous n’avons aucune chance, alors silencieusement, moi qui ne pratique pas, je prie tout de même.
Et puis soudain, le téléphone sonne. Je l’entends à peine avec le bombardement, mais j’aperçois le capitaine s’en saisir dans un geste désespéré avant de bondir et de faire de grands gestes.
“On annule ! On annule ! Le général a accepté, on annule !”
Je n’ai jamais soupiré aussi fort de ma vie. Et je jure que nous avons tous fait de même au point que je suis sûr que les Allemands nous ont entendus malgré les obus. Lorsque notre préparation d’artillerie s’arrête, ils sont donc forts surpris, je suppose, de ne pas nous voir sortir nous faire massacrer.
“Vous êtes un chic type capitaine, dit un soldat en passant près de lui. – Merci mon capitaine, ajoute un autre.”
C’est une succession de remerciements à chaque soldat qui passe devant lui pour quitter la première ligne, et je me joins à ce concert. Il était avec ses hommes au moment du premier assaut, et ce soir, il était avec nous pour ne pas attaquer. Un officier qui sait ce qui est juste. Il se contente de se frotter les yeux en répétant :
“Pas sûr qu’on me donne une médaille pour ça…”
On en distribue pour tuer des hommes, pas pour en épargner, je suppose.
Je dois l’avouer, ce soir-là, en rentrant dans l’abri, j’ai pleuré de joie. J’étais déjà mort dans mon esprit. J’ai serré Jules dans mes bras, et nous avons tous fini par nous étreindre ou nous donner de grandes tapes en laissant tomber nos fusils et nos couvertures.
J’imagine que ce genre de moments ne restera pas dans l’Histoire.
L’histoire d’un assaut qui n’a pas eu lieu.
Mais combien de vies sauvées ?
C’était il y a trois jours maintenant. Et notre trop brève joie a été couverte par les appels des blessés. Les Allemands tirent sur nos hommes, même lorsqu’ils arborent le sigle de la croix rouge, lorsqu’ils vont chercher les blessés. Seule une poignée a pu regagner nos lignes pour y être soignés.
Cet assaut n’a rien été d’autre qu’un gâchis humain.
À présent, il est derrière nous.
Mais je ne doute pas que le prochain guette.