17 avril 1915 – Belleville – Félix Simard

“Ma chère, je crains de devoir vous quitter !”

Félix dépose un baiser sur les lèvres de la jeune femme qui le regarde, incrédule depuis les draps défaits du lit, alors qu’il enfile ses vêtements au plus vite. À la porte de l’appartement, on tambourine lourdement.

“Police, ouvrez cette porte !”

D’un bond, Félix file à la fenêtre et l’ouvre en grand avant d’y sauter. Son amante d’une nuit pousse un grand cri à cette vue et se lève pour apercevoir le jeune homme, un étage plus bas, qui court à toute allure en achevant d’enfiler sa chemise. Dès que la porte de son appartement a fini par céder, elle est rejointe à sa fenêtre par trois policiers qui s’époumonent dans leurs sifflets au point d’assourdir la jeune femme.

“Il s’enfuit, il s’enfuit !
– Pour sûr ! lance Félix avec un accent bourgeois avant de se retourner pour saluer son public. Messieurs, avec les salutations de…”

Félix s’effondre sur les pavés de la rue lorsqu’il reçoit un grand coup dans le crâne venant de derrière lui. Il roule sur lui-même en se tenant douloureusement la tête, et aperçoit penché au-dessus de lui la forme noire d’un policier qui lui sourit.

“Avec les salutations d’Édouard Bachimont, s’amuse le brigadier. Tu crois que tu es le premier à filer par la fenêtre pour nous échapper ? Je t’attendais au bas de la rue depuis un moment mon garçon. J’ai même eu le temps de manger un croissant.
– Astucieux ! répond Félix en essayant de paraître digne pendant qu’Édouard lui glisse les menottes aux poignets. Pour un peu, j’aurais envie de dire que mes impôts ne paient pas que des imbéciles !”

Sans ménagement, le policier bientôt rejoint par ses collègues relève le fuyard au beau milieu de la rue, sous le regard des boutiquiers qui, collés à la vitrine, ne perdent pas une miette de la scène. Félix leur lance clins d’œil et sourires comme il le peut, pendant qu’on fouille ses poches.

“Un peu d’argent, des papiers, un crayon, un jeu de carte, note un policier à voix haute.
– Et ici j’ai un livre, dit Bachimont en brandissant l’ouvrage qui gonflait une poche de la veste que Félix n’avait pas encore pu enfiler. Arsène Lupin. Ben voyons ! C’est ça qui t’a rendu aussi con qu’arrogant ?
– Ho non, sourit Félix. Vous devriez les lire, c’est excellent. Si vous savez lire, bien sûr.
– Mais, je sais lire, parfaitement même, dit Edouard en tirant un papier de sa poche. Par exemple, Ordre de mobilisation. Tu l’as lu celui-là ?
– L’intrigue laissait à désirer, tout était centré sur l’action. Très décevant, soupire Félix en levant le menton aussi haut que possible.
– Fais ton malin, va, grogne le brigadier. Tu es de la classe 1915. Ça fait des mois que tu aurais dû partir pour le front. Allez, suis-nous au poste !”

À la grande surprise des policiers, les menottes tombent des poignets de Félix, qui bondit en arrière, le portefeuille du brigadier Bachimont à la main. Il a à peine fait un pas que les trois policiers ont déjà tiré leurs revolvers.

“Holà, du calme mes amis ! lance Félix en s’arrêtant net, les mains en l’air bien qu’il ne lâche pas le portefeuille. Vous m’avez eu, très bien ! Je n’ai pas répondu à l’appel ! Mais regardez : je viens de voler le portefeuille du brigadier, n’est-ce pas ? Je suis donc désormais un voleur ! Et les voleurs vont en prison, pas au front ! Je vous en prie, Messieurs, dit Félix en tendant les poignets. Attachez-moi, je ne ferai plus d’histoires. Emmenez-moi au chaud.”

Bachimont range son revolver et part d’un grand rire. Ses collègues l’imitent bientôt, et Félix en est quelque peu confus, bien qu’il tente de ne rien en montrer.

“Quelle hilarité, Messieurs ! Serait-ce mon subterfuge qui vous étonne ?
– Non non, répond Bachimont en agitant sa matraque. C’est plus amusant. Tu n’es pas un voleur, Simard.
– Bien sûr que si ! rétorque Félix. J’ai votre portefeuille, regardez !
– Non, insiste le policier. Tu es un idiot. Tu t’es peut-être planqué à Belleville pour fuir ton adresse parisienne au moment de l’appel de ta classe, mais un flambeur comme toi… impossible de te rater dans une ville à demi-désertée. Et là, pas de chance tu es dans mon quartier. Et moi, les fuyards dans ton genre, je leur donne la chasse. Tu n’es pas le premier qui se croit plus malin que moi que j’envoie au front.
– Pas au front ! répète Félix en faisant sauter le portefeuille dans ses mains. En prison ! Un voleur, souvenez-vous ! La loi est la loi, et en homme de loi, vous devez me…
– Pour ton information, gros malin, si tu passais plus de temps à lire les journaux et moins à coucher avec toutes les filles dont le copain est parti, sourit Bachimont, tu saurais qu’on vide les prisons. On ne va pas engraisser des malhonnêtes pendant que nos petits gars se front trouer la peau. Alors comme je suis un brave type, je te laisse le choix : soit tu me suis et je t’envoie gentiment rejoindre ton régiment, soit tu es un voleur… et tu pars avec les bataillons d’Afrique, les bat’ d’af… Tu sais, ceux où on envoie les voleurs, mais aussi les tueurs, les violeurs…
– Tout compte fait brigadier, vous avez raison : je ne suis pas un voleur.”

Bachimont sourit en entendant la voix mal affirmée de Félix, qui lui jette aussitôt son portefeuille dans les mains. Il se laisse tranquillement menotter, et les policiers se mettent en route avec leur prisonnier au travers des rues de Belleville, Bachimont fier d’exhiber sa prise devant toutes les vitrines du quartier.

“Et sinon, que faites-vous dans la vie ? demande un policier à Félix, qui sourit fièrement de ce soudain regain d’intérêt pour sa personne.
– Artiste, Monsieur !
– Quel genre ? Peintre ? Musicien ?
– Prestidigitateur extraordinaire ! annonce Félix avec des airs de Monsieur Loyal.”

Les policiers échangent des regards interloqués, puis partent d’un petit rire autour de leur illustre prisonnier.

“Eh bien, s’amuse l’un d’entre eux, on envoie vraiment n’importe qui au front !”

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