Les rumeurs les plus étranges circulent au sein du régiment.
Les Allemands auraient une nouvelle arme contre laquelle on ne pourrait rien. J’ai un temps pensé qu’il s’agissait d’un quelconque racontar arrivé jusqu’à nous après avoir été mille fois déformé. Mais certains indices laissent entendre qu’il y aurait bien un fond de vérité derrière tout cela. À commencer par le comportement de certains cadres militaires, qui se montrent nerveux dès qu’ils surprennent un soldat à évoquer ce sujet.
Ainsi, Benoît évoque la question durant un repas dans les premières lignes de Berry-au-Bac. Nous sommes assis comme à notre habitude sur les banquettes creusées à même la terre qui servent aux tireurs à se hisser par-dessus le parapet, et Henry dégouline encore de sueur d’avoir dû aller chercher le ravitaillement à l’arrière. Il a couru aussi vite qu’il le pouvait pour nous ramener un repas encore chaud, et nous mangeons donc du riz gluant dans lequel les cuisiniers ont dispersé des morceaux de jambon qui pour une fois, a un peu de goût. Une belle journée à bavarder au fond de la tranchée pendant que l’artillerie allemande se fait discrète et se contente de saupoudrer le secteur Est de quelques obus de temps à autre. Nos canons lui répondent paresseusement, et c’est à croire que chacun ne tire que pour se donner le sentiment de combattre.
“J’ai entendu un gars, dit Benoît en agitant sa fourchette, qui tient d’un gars qui connaît un…
– Encore une histoire qui commence bien, soupire Kane. Tu tiens ton truc d’une chaîne plus longue que celle du commandement.
– Hé, dis ! s’exclame Benoît en le menaçant de son couvert. T’la veux mon histoire ou pas ?
– Allez, envoie donc, demande Jules sans grande conviction. Qu’on s’amuse un peu.
– Ah ! V’là un copain ! Hé ben écoute, il paraîtrait que les Boches, y z’auraient un nouveau truc pour t’faire la peau. Un truc, tiens ! Que même moi, j’y croyais pas !
– Quel suspens, sourit Kane.
– T’fous pas d’moi, Kane ! J’te dis qu’c’est vrai ! Le gars, il avait pas d’raison d’mentir ! Il a dit qu’ça pétait même dans son froc à l’état-major à l’idée de ce nouveau machin !
– Un nouveau canon ? sourcille Jules. Un nouveau fusil ? C’est bien notre veine, tiens.
– Nan, coupe Benoît en se penchant vers nous. Y paraît qu’c’est une sorte de nuage qui rend aveugle. Et que si t’en respire, ben mon gars, t’es cuit !”
Tout le monde échange des regards d’abord interloqués, puis des sourires se dessinent sur nos lèvres, et nous éclatons de rire.
“Un nuage qui rend aveugle ! Ben voyons mon Benoît, dit Jules. Le seul truc que je connaisse qui ressemble à ça, c’est l’intérieur de l’abri quand tu retires tes chaussettes.
– Hé ! braille Benoît en agitant le poing. Tu t’fous pas d’moi ou j’t’en colle un, parigot ! J’te dis qu’c’est du sérieux ! Du poison qu’ils envoient !
– Oui mais toi aussi, tu en envoies, même en dormant d’ailleurs.”
De nouveaux rires accompagnent la provocation de Jules, et Benoît se met à hurler de plus belle. Tant et si bien qu’il attire dans la tranchée le sergent Chassagne qui arrive, furibard au point de calmer Benoît rien qu’en lui jetant un regard noir. Le sous-officier à la grosse moustache vient se camper près de nous.
“Qu’est-ce que c’est que ce tout ce raffut, bande de salopards ? Vous pouvez pas la fermer un peu ? Mordin, c’est toi qui gueule si fort que les Boches peuvent envoyer leurs marmites sur nous rien qu’au son ?
– C’pas ma faute sergent, se plaint Benoît, c’est les z’aut’, y disent que les histoires d’Allemands qu’envoient des nuages qui rendent aveugle, c’est des conneries !”
Chassagne se fait plus sombre et s’approche de Benoît, qu’il empoigne à l’encolure.
“Où as-tu entendu ça, mon agneau ?
– Hé ben sergent, s’étonne Benoît, d’un gars, qui tient d’un gars qui connaît un gars qu…
– Mordin, mon gros, tu vas être un bon gars et oublier ça, d’accord ? Et ça vaut aussi pour vous mes oiseaux ! lance Chassagne en nous désignant tous. Pas de racontars de ce genre sur la ligne !
– Mais sergent… tente Benoît.
– Un mot de plus et je vous colle tous de corvée ! C’est vu ?
– Oui sergent, répondons-nous en chœur.
– Bien ! Alors maintenant, n’ouvrez vos clapets que pour manger !”
Il lâche Benoît et s’en va aussi vite qu’il était venu vers un autre coin de la tranchée. Mais si nous ne reprenons pas de suite la conversation et mangeons en silence, ce n’est pas parce que le sergent l’a ordonné.
C’est justement parce que l’importance qu’il a donné au récit de Benoît est suspecte.
“Benoît, elle est arrivée où ton histoire ? demande Weinberg.
– Dans l’Nord… ou en Belgique, j’sais pas trop. Ah, ça vous intéresse, maint’nant ?
– Un peu, un peu, avoue Kane.
– N’empêche, reprend Weinberg, le sergent avait vraiment l’air de vouloir te faire taire. Du coup, c’est vrai ?
– Vraie ou non, dis-je, il a surtout intérêt à ce que des rumeurs qui nous cassent le moral ne circulent pas trop. Souvenez-vous de l’histoire des zeppelins et de ce qu’en avait dit le capitaine Dragon : on fait le jeu des Allemands en se laissant avoir.
– Tu sonnes comme Combes, Drouot, s’amuse Riou. Tu parles comme un gentil soldat !
– Ça va, ça va… “
Je me tais et continue à manger pendant que mes camarades évoquent d’autres histoires qui courent sur la ligne. Elles vont de celles, à la véracité mille fois débattue, des fantômes qui hanteraient le terrain entre les lignes à la nuit tombée et que certaines sentinelles jurent avoir vus, aux histoires sur Roland Garros, un pilote qui aurait inventé un avion capable de tirer au travers de sa propre hélice, et avec lequel il aurait déjà abattu trois Boches, soit l’équivalent de tout ce que les autres avions de toutes les nations alliées avaient fait jusqu’ici. Mais à présent, la rumeur dit qu’il aurait été capturé.
“N’empêche, c’est la belle vie l’aviation, dit Jules, rêveur. Pas de tranchées, pas de boue, pas d’obus qui viennent vous chercher dans votre sommeil… on survole les collines, on file au-dessus des routes, on engage un Fritz en duel ici, on largue une grenade là…
– Moi tu m’feras pas monter là d’dans ! grogne Benoît. Ces machins, ça fait du bruit, pis ça tombe de haut quand ça prend un coup ! Vaut mieux êt’ ici. Au moins, t’as les pieds sur terre ! Et si t’es touché, y a toujours un copain pour v’nir t’chercher !
– Ou essayer, corrige Papa, sinistre.”
Il fait référence à ce que nous pourrions voir si nous levions la tête par-dessus le parapet. Depuis la semaine dernière et l’assaut, seuls quelques corps ont pu être ramenés dans nos lignes. Des cadavres de la deuxième compagnie et d’un certain nombre d’hommes du génie parsèment le terrain ravagé, et le plus terrible reste ceux accrochés dans les barbelés, dont les corps remuent doucement la nuit lorsque le vent fait bouger les fils et anime ces tristes marionnettes. Avec la chaleur, les mouches s’accumulent au-dessus des cadavres, et c’est un charnier auquel il vaut mieux ne pas penser. Je regarde mon riz, dégoûté, pendant qu’à côté de moi, Pinot mange joyeusement, isolé dans son propre monde de nos sombres pensées.
Les volontaires ne manquent pourtant pas pour tenter d’aller chercher le corps d’un camarade entre les lignes. Chaque nuit, certains s’y aventurent, avec l’espoir de donner une tombe décente à un ami. Je pense à Coutier, ramené à la surface par les bombes, et sent la nausée qui monte.
Le sujet des morts entre les lignes apporte pourtant une nouvelle rumeur.
“À ce propos, les gars, dit Henry entre deux gorgées de vin. J’ai entendu un truc curieux en allant chercher la tambouille aux roulantes.
– Ben voyons, on manquait de ragots, dit Kane avec un sourire.
– Des types de la deuxième compagnie étaient eux aussi au ravitaillement, je faisais la queue derrière eux. Et vous ne savez pas ? Ils disaient qu’il y avait une prime pour chaque corps ramené dans les lignes.
– Une prime ? s’étonne Papa. De l’état-major ?
– C’est là que ça devient vraiment intéressant mon petit vieux, explique Henry. Le type qui proposait la prime n’était personne d’autre que Clotaire Prévôt.”
“LE VOLEUR ?” lançons nous tous sans même avoir à nous concerter.
“Celui-là même, dit Henry. Je n’ai pas trop voulu y croire, mais comme nous évoquons les rumeurs…
– Qu’est-c’que ça peut lui fout’ à çui-là ? grogne Benoît.
– Je vous l’ai dit, insiste Kane. J’ai déjà vu sa tête quelque part. Il n’est pas clair ce marchand.”
Il n’en fallait pas plus pour multiplier, plus encore, les échanges de récits fantasques.
“Il paraît qu’il fait des prix pour les officiers, dit Jules. Un gars m’a dit l’avoir vu soigner un lieutenant comme il fallait.
– C’est sûr, dit Kane, s’il ne veut pas se faire jeter de la ligne, autant qu’il se fasse des amis.
– Un gars du 28e aurait dit l’avoir vu faire des signaux bizarres avec des fanions, ajoute Riou.
– Ce serait un espion ? s’étonne Jules.
– Moi, j’ai entendu un téléphoniste dire qu’il avait vu son camion rouler la nuit tous feux éteints, explique Papa.
– En même temps, mieux vaut rouler comme ça si on ne veut pas avoir toute l’artillerie Fritz sur le coin du nez, dis-je.
– Oui mais pourquoi aurait-il besoin de rouler la nuit ? interroge Papa qui tente de souligner l’aspect intriguant de sa rumeur par rapport aux autres.
– Pour aller se ravitailler à l’arrière, propose Jules. Il faut bien qu’il approvisionne son fourbi s’il veut avoir de quoi rouler le fantassin !”
Les conversations se poursuivent encore et encore jusqu’à ce que le sujet change enfin lorsqu’on entend un canon de 210 allemand envoyer ses énormes obus au-dessus de nous. Nous filons nous abriter et oublions les rumeurs pour nous concentrer sur la menace plus immédiate des obusiers de gros calibres qui pourraient nous emporter à tout moment.
Heureusement, ils n’en font rien, et la nuit venue, nous sommes relevés en première ligne par un autre bataillon. Nous pouvons alors partir vers le secteur plus sûr de Moscou.
Et ne découvrons qu’au petit matin que nous avons un invité très spécial dans le secteur :
Clotaire Prévôt.
Son camion est stationné au plus près des tranchées, tout contre l’ancien mur d’une grange qui le dissimule aux observateurs allemands. Dès que la nouvelle de sa présence a fait le tour de l’escouade, nous filons tous pour voir ce qu’il vient faire là.
Prévôt est derrière son camion sur lequel il a fixé un miroir de poche, et les joues couvertes de mousse à raser, est en pleine toilette matinale. Ses cheveux sont déjà impeccablement peignés, et sa veste est suspendue à un cintre au milieu du fatras qui pend sur les flancs de son camion. Il aperçoit notre petite troupe dans son miroir et nous lance du bout des lèvres sans lâcher son rasoir :
“Le magasin est fermé, Messieurs, je n’ouvre que dans trente minutes.
– Qu’est-ce que vous foutez là bon dieu ? demande Henry sans plus de manières.
– Je me rase, ça ne se voit pas ? dit tranquillement le marchand. Mais si c’est une urgence commerciale, donnez-moi un instant.”
Il achève sa toilette de gestes précis, puis frotte son visage anguleux dans une serviette si propre qu’elle nous fait aussitôt envie. Il s’assoit sur un tabouret, l’air détendu, et nous sourit enfin de toutes ses dents.
“Que puis-je pour vous, Messieurs en cette belle matinée ? Vous avez brisé votre rasoir ? Peut-être cherchez-vous un café digne des meilleurs établissements parisiens ? Ou, je sais ! s’exclame-t-il en se levant pour aller fouiller dans son camion. Vous voulez du savon de qualité supérieure ! dit-il en brandissant triomphalement un morceau de savon clair dont nous sentons le parfum léger jusqu’ici. Tout, j’ai de tout !
– En fait, lui répond Henry en s’approchant pour regarder avec dédain le bric-à-brac de son camion, on se demandait ce que vous faisiez ici, à Berry. C’est un peu près des lignes, même pour un commerçant…
– … et patriote ! rajoute aussitôt Prévôt.
– Il n’empêche qu’on aimerait bien savoir : est-ce vrai que vous versez une prime aux hommes qui vont décrocher les corps des barbelés ?”
Prévôt prend le temps de formuler sa réponse, et a l’air particulièrement intrigué par Henry, qui continue de tourner autour de lui. Le commerçant repose son savon dans son camion, et prend garde à ralentir son habituelle diction.
“Mais, certainement Monsieur. Êtes-vous intéressé ?
– Je ne sais pas, dit Henry que nous laissons faire et regardons comme s’il donnait une pièce de théâtre. En fait, je vous avoue être surpris. Pourquoi est-ce qu’un commerçant aurait intérêt à payer des hommes pour aller sortir des corps d’entre les lignes sous le feu ?
– Commerçant et patriote ! répète Prévôt avec un sourire qui me met mal à l’aise. Je n’aime pas savoir que des soldats français courageusement tombés au combat sont sans sépulture. Considérez que c’est ma participation au conflit, en plus de venir ravitailler les lignes avec des denrées d’excellente qualité ! ajoute-t-il alors que son élocution s’emballe à nouveau pour reprendre son habituelle allure infernale. Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas acheter un petit quelque chose ?”
Kane vient rejoindre Henry près de Prévôt, qui ne bouge pas de son tabouret et les regarde en souriant.
“Ça ne colle pas, dit Kane.
– Qu’est-ce qui ne colle pas mon bon ami ? s’enquiert poliment le commerçant.
– Votre histoire. Kane inspecte du bout des doigts une batterie de casseroles sur le bord du camion, avant de froncer les sourcils. Vous ne pouvez pas d’un côté pratiquer des tarifs cinq fois, dix fois, vingt fois supérieurs au prix véritable de vos produits et d’un autre côté nous parler de patriotisme. Et donc payer des primes pour aller chercher les copains entre les lignes.”
L’ambiance se dégrade doucement et Prévôt à son tour se fait moins aimable qu’il ne veut bien l’être lorsqu’il s’agit de nous vendre monts et merveilles.
“Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit-il en enfilant la veste qui attendait sur son cintre. C’est un interrogatoire ? Je croyais que vous étiez venus acheter quelque chose !
– Vous pouvez comprendre que la présence d’un civil ici puisse intriguer, dis-je pour tenter de calmer la situation.
– Que me reproche-t-on ? Oui, mes prix sont supérieurs à ceux que j’aimerais pratiquer, je le reconnais bien volontiers, mais c’est la guerre ! Pourquoi suis-je obligé sans cesse de me répéter ? Amener tout cela ici a un coût et… tenez ! Voyez, j’en reverse une partie à la troupe avec cette histoire de primes ! Alors vous n’allez pas venir me le reprocher, tout de même ?
Pendant qu’il se lançait dans sa tirade, Kane a décroché un fanion rouge qui était enroulé avec d’autres le long d’un arceau à l’arrière du camion. Il le déroule devant lui, inquisiteur.
“Et ça Monsieur Prévôt ? dit-il. Vous pourriez l’expliquer ?
– C’est… c’est un fanion, s’étonne le commerçant. Que voulez-vous dire ?
– Avec ça, on peut facilement envoyer des signaux, par exemple… à des artilleurs ennemis, au hasard, pour leur dire quel régiment monte par où et…”
D’un geste brusque, Prévôt arrache l’objet des mains de Kane, et aussi rouge que le tissu qu’il serre entre ses doigts, il s’exclame, furieux :
“Moi, un espion ! Alors ça ! Je suis un patriote, Messieurs ! Vous m’imaginez, perché sur mon camion, à secouer un fanion pour les Allemands ? Croyez-vous vraiment que je sois ce genre d’homme ?
– Disons que je me pose la question, dit Kane avec un sourire en coin.
– Ça suffit ! aboie le marchand. J’en ai assez entendu ! Je suis ici pour faire ce qui est juste, pour la France et sa défense ! Et je n’ai pas à répondre à vos scandaleuses accusations ! Alors déguerpissez, l’établissement est fermé, et ne revenez que si vous avez quelque chose à acheter !”
Il se saisit de son tabouret, grimpe à l’arrière de son camion et rabat violemment la bâche pour disparaître à notre vue. Toute l’escouade autour du camion reste silencieuse un instant avant que Kane et Henry ne se mettent à rire.
“Allez les gars, dit Kane, on s’en va.”
Si nous quittons le marchand, lui ne quitte pas le secteur. Et des soldats vont régulièrement acheter à des prix honteux ce dont ils ont besoin au camion de Prévôt, comme nous le constatons en les regardant passer dans le secteur de Moscou à longueur de journée avant de revenir avec leur dernier achat à la main et un peu moins riches. Prévôt est aussi bien haï qu’adulé par la troupe. Pour certains, comme nous, c’est un voleur et un profiteur de guerre. Pour d’autres, c’est celui vers qui ils peuvent se tourner pour obtenir ce qu’ils veulent, et tant pis pour le prix. Après tout, ils ne sont pas à la guerre pour faire des économies. Prévôt se montre particulièrement aimable avec ceux qui lui passent commande, et plus d’un soldat fait donc sa publicité en racontant comment, bientôt, il aura des chaussettes confortables et faciles à sécher, un revolver neuf, ou tout simplement une photographie de lui à envoyer à sa famille, comme Fourrache en fit pour nous en son temps.
Mais surtout, de plus en plus d’hommes prennent des risques pour aller chercher les corps de leurs camarades. Par amitié, bien sûr, mais aussi à cause de la prime. Prévôt se propose même d’employer son camion pour convoyer les morts jusqu’à Cormicy ou Hermonville, non sans bien sûr avoir profité de l’affaire pour vendre une couronne de fleurs ou un cercueil sur plans qu’il fera construire par des hommes de la territoriale à l’abri à l’intérieur des lignes.
Et quel homme ferait des économies plutôt que de donner une sépulture décente à un ami ?
Toutes les nuits ou presque, Prévôt descend donc vers le Sud pour convoyer les morts, avant de remonter à Berry-au-Bac, son camion surchargé de marchandises achetées à l’arrière.
Mais de toutes ces rumeurs qui nous travaillent, c’est la dernière en date qui est la plus importante.
Car nous remarquons dans les tranchées que quelque chose se prépare.
Les hommes du génie rangent soigneusement les canons qu’ils avaient apportés pour donner l’assaut, et les ramènent vers Moscou, où ils s’entassent dans les boyaux en attendant d’être convoyés vers le Sud. Certains officiers font le tour des casemates à la recherche d’une montre perdue, d’un ceinturon oublié à un clou, et qui jusqu’ici n’avait pas l’air de leur manquer. Le moindre abri de gradé est en train d’être inspecté par les ordonnances qui regroupent les affaires.
“Ça sent le départ, dit Papa.
– Sûrement pour Cormicy, explique Jules. Le 28e ne devrait plus tarder à venir pour la rotation.
– Oui mais d’habitude, dis-je, les officiers ne rangent pas leurs affaires. Ils laissent tout pour celui qui va venir prendre le secteur.
– C’est vrai ça, dit Jules en hochant la tête. On se barrerait pour de vrai ?
– P’têtre qu’on va à Hermonville, dit Benoît. P’têtre qu’la femme d’la dernière fois voudrait bien qu’on r’pieute chez elle ! Moi, j’dirais pas non en tout cas, parce qu’l’aut’ jour, j’ai…”
Il s’arrête net en apercevant Chassagne qui remonte la tranchée, l’air aussi peu aimable qu’à son habitude.
“Debout mes agneaux ! dit-il sans s’arrêter. On arrête de bailler aux corneilles, on se bouge, on se remue !
– Ho merde, dit Henry, pas un nouvel assaut !
– Un assaut c’est une bonne nouvelle ! l’interpelle Chassagne. C’est qu’on va casser du Boche ! Mais pas aujourd’hui, mon petit Henry ! Je veux toute ma demi-section propre et sacs bouclés dans trente minutes ! Corvées de latrines pour tous ceux qui ne seront pas beaux comme à la caserne !”
Trente minutes seulement ! Tout autour de Chassagne, c’est une véritable ruée vers les abris et tous les coins de la tranchée pour aller récupérer tout le matériel que nous y avons dispersé. Chacun tente de refaire son sac tant bien que mal, en jurant à chaque fois qu’il tente de le fermer et que quelque chose ne veut pas rentrer.
“Mais c’est pas vrai ! s’énerve Jules en s’acharnant sur son barda qui déborde. Ça rentrait avant, pourquoi ça ne rentre plus ?
– Je n’ai pas le nombre de balles réglementaire… souffle Kane. Tu peux être sûr que ce salaud va les compter ! Quelqu’un pour m’en passer ?
– Moi j’ai un accroc dans le képi, grogne Riou. S’il le voit…”
Chassagne surgit à l’entrée de l’abri, un sourire sadique sous sa moustache.
“Il reste cinq minutes mes agneaux ! Cinq !
– Mais où est-ce qu’on va sergent ? demande Weinberg qui aide Pinot à faire son sac.
– Je vais te dire ce que je sais, dit Chassagne en se caressant la moustache. On s’en va. Je ne sais ni quand, ni où exactement, mais on s’en va.
– Hermonville ? Plus au Sud ? demande Riou. Reims ?
– Ho non, sourit Chassagne. C’est fini tout ça. C’est tout le corps d’armée qui s’en va. Quarante mille hommes sur le départ !”
Je reste un instant interdit, et Chassagne comprend toute ma surprise, car il conclut aussitôt :
“Dites adieu à la Marne et à l’Aisne : on reprend la route, comme en 14 !”