27 avril 1915 – Paris – Aristide Pradier

Aristide traverse le flot des journalistes qui occupent la Grande Rotonde du Palais Bourbon sans s’arrêter, l’air aussi sévère que possible pour les repousser. Mais cela ne suffit pas, et le député de l’Yonne est bientôt pris sous un flot de questions qui viennent de toutes les directions à la fois.

“Monsieur le député, allez-vous demander à ce que nous répondions aux attaques au gaz allemandes avec les mêmes armes ?”

“Les Allemands disposent de zeppelins, de sous-marins en nombre, et à présent, d’armes chimiques, pensez-vous que nous sommes en retard sur eux ?”

“A-t-on des nouvelles des députés au front ?”

Cette dernière question est l’opportunité qu’attendait Aristide : il ne répondra qu’à celle-ci, et esquivera ainsi toutes les autres. Le quarantenaire impeccable se tourne en direction du petit journaliste au chapeau melon qui a posé la question et, sans se départir de son air grave, répond :

“J’ai des nouvelles du colonel Driant, qui assure toujours son devoir à la tête de ses chasseurs avec brio. Croyez-bien que nous l’accompagnons en pensées et que ses impressions du front participent à grandement nous aider dans nos séances de travail.
– Que dit-il de l’utilisation militaire des armes chimiques ?”

Aristide a déjà repris sa route, et heureusement pour lui, un autre parlementaire arrive dans la rotonde. Aussitôt, les journalistes se détournent d’Aristide dont ils n’obtenaient guère de résultats pour couvrir de leurs questions le nouvel arrivant. Aristide poursuit son chemin jusqu’au sein de l’assemblée nationale, où il va trouver son siège. À côté de lui, l’un de ses camarades de parti est en train de classer avec attention les papiers d’un dossier en attendant que la séance ne débute.

“Alors mon pauvre, dit-il à Aristide en le voyant arriver, tu as survécu à l’embuscade de journalistes ?
– Ils sont déchaînés, grogne Aristide en s’asseyant. Je n’avais de toute manière rien à leur dire. Qu’est-ce que tu leur as raconté, toi ?
– Moi ? sourit son collègue. Je suis un député du Nord ! Je leur ai joué mon numéro de violon habituel : ma circonscription est occupée, je n’ai même pas de nouvelles de mes propres électeurs, j’ai déjà du mal à avoir des courriers de ma propre famille, alors…”

Tous deux regardent autour d’eux les autres parlementaires qui s’installent tranquillement pour la séance de l’après-midi. Les huissiers passent dans les rangs pour distribuer courriers et documents sous le regard de deux ministres qui discutent à voix basse.

“J’espère que nous allons bientôt discuter de ces fichues armes chimiques, s’impatiente Aristide en tapotant sur son pupitre. Parce que toi, dit-il en se tournant vers son collègue, ta circonscription est peut-être occupée, mais la mienne non. Et en plus des journalistes de Paris, j’ai ceux de l’Yonne, ainsi qu’un paquet de familles de soldats qui exigent des réponses. Qu’est-ce que j’y connais en armes chimiques, moi ? Je suis avocat !
– Parce que tu crois que quelqu’un y connaît quelque chose ici ? souligne le député du Nord.
– Non.
– Alors nous sommes tous à la même enseigne.”

La salle continue de se remplir, et Aristide salue des collègues de signes de tête tout en examinant l’ordre du jour. Il soupire longuement, et regrette déjà de ne pas avoir pris le temps de boire un autre café avant de rentrer dans la salle. Il profite du peu de temps qu’il a avant le début de la séance pour étaler devant lui le courrier de sa circonscription qu’il n’a pas encore eu le temps de lire, et entreprend d’ouvrir une première enveloppe.

“Bon, qu’est-ce qu’on fait, du coup ?”

Aristide écoute à peine la question de son collègue, occupé qu’il est à survoler le contenu d’une lettre. Il reconnaît l’écriture : c’est une mère d’une famille de vignerons de Chablis qui lui écrit depuis des semaines pour lui réclamer la même chose. Elle a perdu un fils à la guerre, et l’autre est porté disparu et n’a donné aucune nouvelle depuis le mois d’août passé. Elle supplie le député de l’aider à obtenir des nouvelles de son enfant, qu’elle suppose prisonnier quelque part en Allemagne. Aristide range la lettre dans son enveloppe, et se note de répondre plus tard à Madame Coutier. À côté de lui, son collègue parlementaire attend toujours sa réponse. Aristide repousse le courrier dans un coin de son pupitre, et secoue la tête :

“Tout le monde attend des miracles de moi… bien, voilà ce qu’il y a de mieux à faire si tu veux mon avis. On leur envoie la manœuvre habituelle : on exige des réponses du ministre de la guerre, juste assez pour le chahuter, mais pas de quoi briser l’union sacrée, on l’écoute tenter de charger l’état-major de régler la question à sa place, et on demande avant tout des protections pour nos soldats.
– Avant de demander à ce que l’on attaque au gaz ? interroge l’autre.
– Je n’y connais pas grand-chose, mais si on veut utiliser des armes chimiques nous aussi, mieux vaut avoir les protections qui vont avec si on ne veut pas que nos soldats tombent en les employant.”

Son voisin hoche la tête en signe d’approbation, et Aristide rajoute prudemment un dernier conseil :

“Et puis, soyons pragmatiques : électoralement, nos concitoyens préfèrent savoir que l’on protège leurs gosses plutôt qu’on annonce tuer ceux d’en face.”

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