Le mois d’avril 1915 marque un tournant dans la guerre.
Jusqu’ici, les principaux utilisateurs d’armes chimiques étaient… les Français. Car depuis avant-guerre, la police française dispose d’une « grenade suffocante », qui est en réalité une grenade lacrymogène. Aussi, l’armée possède elle-même des armes de ce genre, dont il est fait usage dès 1914. On s’en sert pour chasser les servants d’une mitrailleuse d’un retranchement, forcer des hommes à sortir d’une casemate, ou tout simplement provoquer le désordre dans une position ennemie.
Avec l’enterrement des armées, et la paralysie du front, l’idée d’employer des armes chimiques est de plus en plus tentante. Après tout, quel meilleur moyen de débloquer la situation que d’utiliser des armes qui ignorent les retranchements ?
L’Allemagne a plusieurs raisons de se tourner vers un emploi du gaz bien plus offensif. D’abord, parce qu’elle dispose d’une industrie chimique capable de produire efficacement des armes de ce type. Ensuite, parce qu’engagée tant à l’Est qu’à l’Ouest, elle qui comptait sur une victoire rapide en France a tout intérêt à en finir au plus vite. Ce qui permettrait aussi de lever au plus tôt le blocus britannique qui pèse sérieusement sur le pays !
Le début de la guerre des gaz, souvent méconnu, n’est pas marqué par l’emploi d’obus chimiques. Ni du « gaz moutarde ».
Cette nouvelle guerre débute par l’emploi de chlore, lâché sous forme de « vague gazeuse dérivante ».

C’est ce qui arrive à Ypres, comme Neville l’a constaté, le 22 avril 1915. Les Allemands ont entreposé dans leurs tranchées des milliers de bonbonnes de chlore, qu’ils ouvrent en direction de l’ennemi en profitant d’une brise qui va dans la direction des tranchées françaises et anglaises au Nord d’Ypres. Les Anglais voient donc apparaître devant eux un nuage qui va du jaune au gris-vert, et qui colle au terrain de par la densité du chlore. Ce qui lui permet de se glisser dans les tranchées et d’envahir jusqu’au dernier recoin. Une panique générale s’empare des troupes lorsqu’elles voient le gaz arriver sur elles, et sur près de sept kilomètres, la ligne est abandonnée par les alliés, car intenable.
Le chlore provoque une mort horrible, puisqu’au contact de l’organisme, il se transforme en acide chlorhydrique, qui se met à ronger les voies respiratoires, s’attaque aux yeux, aux cordes vocales, provoque vomissements sanglants et met rapidement les hommes hors de combat. Par ailleurs, en se mettant à courir, les soldats inhalent de plus grandes quantités de chlore, qui leur sont d’autant plus rapidement fatales.
Le gaz sous forme de vague dérivante peut s’enfoncer jusqu’à 10 kilomètres dans les lignes, infiltre toutes les positions, s’accumule au fond des abris et des trous d’obus, et peut ainsi devenir un piège mortel bien après sa diffusion pour qui s’aventure là où il est resté piégé.

Mais le 22 avril 1915, les troupes allemandes ne parviennent pas à exploiter le mouvement de panique créé par le gaz. En effet, les soldats ne disposent pas d’un nombre suffisant de protections, craignent eux-même le gaz, et n’avancent que lentement et sans réserves, ce qui les empêche d’occuper l’ensemble du terrain abandonné par l’ennemi.
Les Allemands tenteront donc un nouvel emploi du gaz quelques jours plus tard, face aux troupes canadiennes fraîchement arrivées au front. Mais l’un d’entre eux connaît les propriétés du chlore, et sait qu’il réagit à l’urine, permettant de neutraliser en bonne partie ses effets. Lorsque les Allemands donnent l’assaut, ils se retrouvent nez-à-nez avec toute une division canadienne qui n’a pas reculé, et qui défend farouchement sa position, les soldats rendus furieux par l’emploi du gaz contre eux.
En l’espace de quelques jours, la guerre a changé. Et les Canadiens viennent de livrer leur première grande bataille, qui marquera les Allemands : là où Anglais et Français ont fui, ils tiennent en estime la résistance des Canadiens, qui se forgent aussitôt une réputation de combattants déterminés.
C’est le début d’une escalade : puisque le gaz a été employé, alors soit ! Chacun veut développer des armes toujours plus puissantes, ainsi que des protections plus efficaces. Les scientifiques des deux camps se mettent donc au travail…