11 mai 1915 – Chantilly – Maurice Chaumette

Des regards intrigués se tournent vers Maurice, alors qu’il se fraie un chemin au milieu de la salle bondée de la petite auberge où les odeurs de cuisine se mêlent à celles des cigarettes. Il est midi passé, et les immenses effectifs militaires de l’état-major français ont envahi comme chaque jour à la même heure tous les réfectoires et restaurants de la ville, et où que Maurice pose le regard, il n’y a que des képis autour de lui. C’est d’ailleurs bien ce qui rend sa présence si curieuse : de toute l’auberge, il est le seul client qui ne soit pas un militaire. Plus il s’enfonce dans la foule des hommes en uniforme qui lui font comprendre en un regard qu’il n’a rien à faire là, moins il est à l’aise, jusqu’à ce qu’il aperçoive enfin dans une alcôve d’un mur de pierre le commissaire principal Jean Mayeur, qui lui fait signe. Déjà attablé, il a près de lui un pichet de vin ainsi qu’un cendrier où  Maurice constate qu’un certain nombre de cigarettes écrasées trahissent l’attente du militaire. Maurice serre la main de son contact et vient s’assoir en face de lui, à l’écart de la foule.

“Pardonnez mon retard Monsieur le commissaire, commence Maurice, venir de Paris s’est avéré plus long que prévu avec les contrôles…
– C’est plutôt une bonne nouvelle je suppose, répond tranquillement le commissaire Mayeur en inspectant son propre uniforme avec attention. Pour un émissaire du gouvernement comme vous, c’est la preuve que nous ne laissons pas approcher n’importe qui du grand quartier général. Que nous menons cette guerre avec le sérieux requis.
– Je n’en ai jamais douté, sourit Maurice.
– Vos employeurs, si.”

Un instant étonné de cette remarque, Maurice finit par se reprendre, et secoue lentement la tête, dépité.

“Écoutez commissaire Mayeur, je sais que ces dernières semaines, nous n’avons pas donné suite à toutes vos demandes, mais je n’en suis pas responsable. Pas plus que vous ne l’êtes de tout ce que fait l’armée. Nous ne sommes que deux rouages.
– C’est vrai, avoue Mayeur tout en dévisageant son interlocuteur. Alors, que faisons-nous ici ?
– Notre rôle de rouages, je le crains, soupire Maurice. Le ministère m’a envoyé pour, disons, faire passer un message avec “plus de force qu’un coup de fil”, pour reprendre les termes employés.
– Et j’ai été envoyé ici pour vous recevoir pour vous montrer notre attention. Techniquement, ce sont nos patrons respectifs qui devraient se voir mais… puisque vous êtes là, Monsieur Chaumette, quel est donc ce message ?”

Mayeur s’emploie à remplir les verres à l’aide du pichet de vin, et fait signe à un grand-père faisant office de garçon de salle de leur apporter un peu de charcuterie.

“Le ministère est dans une situation complexe, explique Maurice. Les Allemands utilisent du gaz de combat, réussissent encore à bombarder les villes avec leurs zeppelins, et font régner la terreur en mer. Tous les jours, nous apprenons qu’ils sont encore parvenus à agir quelque part sans que nous ne puissions les arrêter. Et tous les journaux en parlent.
– Cela, nous le savons, répond Mayeur en achevant de faire le service.
– Le ministère de la guerre aimerait justement quelque chose qui fasse oublier ces échecs.”

Le commissaire militaire repose doucement le pichet et regarde vers la salle où les militaires continuent de discuter bruyamment. Il vérifie promptement qu’aucune oreille indiscrète ne traîne trop près de l’alcôve, puis reprend.

“C’est ce que nous essayons de faire tous les jours ici, Monsieur Chaumette, alors évitez d’appeler cela des “échecs”, vous pourriez froisser des susceptibilités.
– C’est ainsi que le perçoit l’opinion publique. Quand les zeppelins rentrent sans encombre après avoir largué leurs bombes, quand les sous-marins peuvent célébrer au port les navires civils coulés, quand les soldats sont gazés sans pouvoir…
– Il nous faut des fonds supplémentaires pour chacun de ces problèmes si vous voulez un gain rapide d’efficacité, Monsieur Chaumette.
– C’est ce qui est discuté à la chambre, tempère aussitôt Maurice. Mais nous devons avoir des succès à annoncer avant cela. Le ministère s’inquiète de l’opinion publique. Alors nous avons besoin d’offensives victorieuses. De surprises pour l’ennemi. De reprendre l’initiative.”

Une nouvelle fois, le commissaire se penche et vérifie que la conversation est aussi privée qu’elle devrait l’être. Il goutte son vin du bout des lèvres, et se penche vers Maurice.

“Comme vous le savez, nous avons commencé une offensive en Artois. Les offensives de printemps, pour reprendre l’initiative… tout ce que vous nous demandez est en cours. Au point que nous avons déjà pris les devants sur certains points, disons, politiques.
– C’est-à-dire ? Maurice lève un sourcil.
– Nous acheminons en ce moment même des renforts vers l’Artois pour appuyer chaque assaut et occuper chaque tranchée conquise. Nous avons donc sélectionné des régiments qui pourraient symboliquement avoir une grande portée en cas de victoire.
– Continuez…
– À l’heure qu’il est, nous avons fait déplacer le 24e d’infanterie de la Champagne vers l’Artois, ils doivent être dans leur nouveau cantonnement à l’heure où je vous parle. Puisque c’est le régiment de Paris, en cas de victoire, ses succès n’en seront que d’autant plus retentissants au sein de la capitale. Et nous savons tous que Paris est peut-être la ville la plus incontrôlable d’Europe. Alors autant s’assurer que sa population est satisfaite du tournant de cette guerre et que les actions de ses enfants seront couronnées de succès.

Maurice se prend la tête dans les mains et à cette nouvelle, avoue dans un chuchotis :

“Le 24e n’est pas vraiment le régiment qui a le mieux répondu à mes attentes jusqu’ici.
– Raison de plus pour qu’il se rattrape, le rassure Mayeur. Alors, voyez ? Dites au ministre que nous anticipons ses besoins. Ce n’est pas parce que nous sommes des militaires que nous ne comprenons pas la portée politique de chacune de nos décisions.
– Oui mais… tente Maurice. Et si l’offensive échouait ?”

Mayeur s’arrête net, les lèvres trempées dans son vin, et éclabousse toute la table lorsqu’il repose brutalement son verre en partant d’un grand rire.

“Et c’est un homme du ministère qui exige des succès qui ose penser ainsi ? rit le commissaire. Je vous aime bien, Chaumette. Mais faisons exactement ce que le ministre demande : croyons en la victoire. Et pour le reste… faites confiance aux hommes qui participent à cette offensive. 24e ou non, à eux les combats, à votre ministre les lauriers.”

D’un grand geste, il souligne l’évidence qu’a pour lui son raisonnement, puis se met à sourire :

“À présent, passons aux choses sérieuses : mangeons !”

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