“On salue à droite !”
Les hommes qui marchent au pas derrière Joseph-Louis obéissent aussitôt, et la foule colorée massée sur les trottoirs d’Amherst se met à crier quantité d’encouragements tout en jetant des fleurs aux soldats ou en agitant des fanions qui claquent dans le vent porteur du parfum de l’océan. Une bouffée de fierté envahit Joseph-Louis à la vue de tous ces hommes, ces femmes et ces enfants qui les regardent avec des yeux plein d’admiration. Lui dont les parents n’avaient pas accepté son choix de rejoindre l’armée a l’impression qu’il n’a vécu que pour ce jour. Il marche à la tête de ses hommes dans son impeccable uniforme de lieutenant du régiment royal français-canadien, et devant lui, la foule acclame les autres unités qui défilent sous les drapeaux nationaux suspendus au-dessus de la rue pavée.
Plus Joseph-Louis avance, plus les civils empiètent sur la rue pour acclamer les soldats toujours plus près d’eux. Et chaque citoyen tentant de s’approcher un tout petit peu plus près que son voisin, le défilé se transforme rapidement en véritable bain de foule, et les spectateurs se mettent à aborder les soldats comme des amis.
“Battez-vous bien ! dit un vieil homme en serrant la main de Joseph-Louis avec une vigueur surprenante. Bonne chance !
– On fera de notre mieux, Monsieur, répond Joseph-Louis avec toute la courtoise distance liée à son grade.
– Prenez soin de vous ! crie une jeune fille.
– Et tuez des Fritz ! lance un autre.”
Joseph-Louis échange un bref regard avec Jean, près de lui, qui vient d’être embrassé par une citoyenne particulièrement enthousiaste. Encore rouge et souriant, il n’en a pas moins entendu l’encouragement proféré par la jeune femme qui s’adressait à Joseph-Louis. Peut-on souhaiter joyeusement à quelqu’un de tuer des gens ? Dans l’euphorie de ce moment, l’idée les amuse plus qu’elle ne les attriste, et la foule continue à féliciter ses soldats.
“Mon neveu est là-bas ! ajoute un homme encore vêtu de son tablier de boucher. Il a fichu une sacrée rouste aux Boches qui tentaient de gazer nos petits gars ! Si vous le voyez, dites-lui que son oncle est très fier de lui !
– Il s’appelle comment, votre neveu ? demande Joseph-Louis par politesse.
– Alan Coats !
– J’essaierai de m’en souvenir.”
La foule de plus en plus compacte empêche le régiment d’avancer, et le défilé n’est plus : c’est désormais une grande fête populaire qui s’étend jusqu’aux quais vers lesquels les soldats se faufilent, couverts de cadeaux et de baisers pour les plus chanceux.
“Pour des anglophones, je les aime bien les habitants d’ici, dit Jean en français.
– On va en voir beaucoup des anglophones à partir de maintenant, répond Joseph-Louis. On va leur montrer ce qu’on sait faire au Québec. En attendant, profite, Jean. Nous ne reverrons peut-être pas le pays avant plusieurs années.
– Mais, je profite ! sourit l’Amérindien alors qu’un habitant lui glisse une bière dans les mains. Je profite, mon lieutenant, je considère cela comme un ordre !
– Fort bien, répond Joseph-Louis en se retenant de rire pour garder sa dignité d’officier. Parce que le bateau part demain. Dans quelques jours, nous serons à Liverpool. Et ensuite, la France.”
Jean prend une longue gorgée de bière en prenant garde à ce que les civils autour d’eux ne la renversent pas d’un geste brusque dans la joyeuse cohue du moment, et soupire de satisfaction.
“La France ! répète-t-il. À condition qu’on ne finisse pas comme le Lusitania.”
Joseph-Louis lève les yeux vers l’éclatant ciel bleu au-dessus de la Nouvelle Écosse.
“Tu sais ce que j’apprécie chez toi ?”
Jean, occupé par sa bière, ne l’écoute que d’une oreille.
“Ton optimisme.”