Le portail de fer s’ouvre et l’ambulance s’engage au pas sur le chemin de terre qui traverse les pelouses du domaine de Chanteloup. Assis à l’arrière, Étienne tire sur l’élastique qui maintient en place sa prothèse de nez qui, trop lâche, bouge à chaque cahot. Près de lui, Margaux, l’infirmière, vérifie avec attention l’armature métallique qui remplace temporairement sa mâchoire et enserre son dentier. Par la fenêtre du véhicule, Étienne aperçoit un panneau au-dessus de la grille qu’ils viennent de dépasser :
Scottish Women’s Hospital – Hôpital Auxiliaire Bénévole 301.
Il regarde brièvement les pelouses qui défilent autour de l’ambulance et où nombre d’infirmières en tenues grises et bleues à coiffes blanches aident des blessés à se déplacer. Certains peinent sur leurs béquilles, quand d’autres, en fauteuils roulants, se laissent pousser au milieu des pelouses, les yeux rivés vers le ciel.
Étienne tente de poser une question à Margaux, et hésite dans cette langue des signes qu’il ne maîtrise pas encore suffisamment.
“Des tenues étranges ? répète Margaux en signant à son tour avec une dextérité qui fait envie à Étienne. Ce ne sont pas des infirmières françaises, Monsieur Choiseul. Ce sont des dames écossaises.”
Étienne jette un nouveau coup d’œil par la fenêtre, et se met à signer nerveusement.
“Oui, vous allez rester là. Ces dames sont venues du Royaume-Uni pour s’occuper de vous, vous serez très bien traité, explique Margaux qui parle en même temps qu’elle signe pour aider Étienne à apprendre de nouveaux mots. Vous verrez, elles sont très aimables et attirent souvent des journalistes. Ce sont pour la plupart des suffragettes qui n’ont pas voulu rester à l’écart de la guerre et dont leur gouvernement a refusé l’aide, puisque ce sont des femmes. Alors elles viennent aider leurs alliés ici. Elles font tout elle-même, tenez, regardez !”
L’ambulance d’Étienne en croise une autre qui file vers le portail, conduite à son grand étonnement par une femme. Étienne est si étonné de voir ce spectacle si rare qu’il en entend à peine Margaux qui rit à côté de lui.
Les freins de la camionnette crissent et le véhicule s’immobilise au milieu du domaine de Chanteloup. Deux Écossaises ouvrent les portes et aident Étienne à en descendre sans être choquées le moins du monde par l’apparence effroyable de son visage. Il jette cependant un regard triste à Margaux en constatant qu’elle reste assise à l’arrière de l’ambulance et n’en descend pas. Il l’interpelle d’une série de gestes tremblotants.
“Non, je ne descends pas, répond-elle dans une moue désolée. Je dois repartir à l’hôpital mais je passerai vous voir, Monsieur Choiseul.”
Étienne signe toutes les supplications qu’il connaît. Il ne veut pas rester seul ici, encore moins avec des femmes dont il ne comprend pas la langue.
“Justement, explique Margaux. C’est pour ça que vous êtes ici. Ces femmes manquent d’interprètes et ont des difficultés à communiquer avec les blessés. Vous êtes le candidat idéal pour cet hôpital, Monsieur Choiseul. Parce que vous savez signer.”
L’une des Écossaises, à la grande surprise d’Étienne, se met elle-même à signer, et s’il ne comprend pas tout ce qu’elle essaie de lui dire, il reconnaît quelques gestes et saisit qu’elle lui dit de ne pas s’inquiéter.
“Vous voyez, dit Margaux. La langue des signes est un atout. Elles n’utilisent pas la même que nous, mais il y a des similitudes, vous apprendrez bien plus vite leur langue que n’importe qui d’autre ici voulant se mettre à l’Anglais. Vous n’êtes ici que pour les soins quotidiens, Monsieur Choiseul. Pour reconstruire votre visage, nous allons beaucoup nous revoir.”
Les portes de l’ambulance se referment sur elle avant que la camionnette ne reparte, et Étienne agite la main jusqu’à ce que le véhicule repasse les grilles du domaine et disparaisse. Il balaie du regard la bâtisse au cœur du domaine de Chanteloup d’où entrent et sortent infirmières et blessés, et les grandes tentes de soins qui encombrent les pelouses. Près de lui, une infirmière se met à parler dans sa langue tout en signant.
“Vous voulez boire ?” comprend Étienne.
Pour la première fois depuis longtemps, il a l’impression d’avoir quelque chose de plus que les autres avec cette langue qu’il ne parle que pour pallier son infirmité. Enthousiaste, il tente donc de signer ce qu’il n’osait signer à Margaux en espérant que les gestes soient les mêmes pour le terme le plus important de sa phrase :
Auriez-vous du vin ?