25 mai 1915 – Saint-Adresse – Stéphane Peeters

Assis dans l’herbe de la butte à laquelle le Palais des Régates est adossé, Stéphane profite de l’air marin qui lui fouette le visage dans le petit matin. Il est encore tôt, et le soleil semble peiner à s’extirper de l’horizon pour illuminer le monde. Stéphane est perdu dans ses propres pensées : s’il admet être bien traité ici, au service des diplomates et du gouvernement belge en exil, Bruxelles lui manque. Sa famille est là-bas. Ses amis sont là-bas. Et sans nouvelles, il en regretterait presque d’avoir fui l’avancée allemande. Il serait peut-être en territoire occupé, mais au moins, il serait avec ses proches. Vont-ils bien ? Manquent-ils de quoi que ce soit ? On raconte les pires choses au sujet des Allemands. Et difficile de démêler le vrai du faux.

“Alors Peeters, on rêve ?”

Près de Stéphane, Cornelius, l’énorme cuisinier au crâne rasé qui fait régner l’ordre derrière les fourneaux du Palais, gravit tranquillement la pente, les mains glissées dans les poches de son tablier. Sa cigarette aux lèvres, il regarde en direction de l’horizon et cherche à voir ce que Stéphane pouvait bien contempler sur l’océan.

“Encore dix minutes avant le début du service, annonce le cuisinier qui vient se poster à côté de lui. Tu regardes un bateau ? Où est-il ?
– Il n’y a pas de bateau, avoue Stéphane. C’est apaisant, l’océan. Tôt le matin, comme ça…
– Avec les odeurs de café et de croissants qui montent du Palais, rajoute aussitôt le cuisinier, c’est vrai que c’est chouette.
– Je préfère le vent du large aux vapeurs de café.
– Pouah ! Des histoires de poète ! se moque Cornelius. Bah, il en faut, hein !”

Stéphane soupire discrètement. Il regrette déjà la présence du cuisinier qui brise aussi bien la solitude que la magie du moment. Et lui rappelle que le monde se réveille, et que sa rêverie se termine. Chose confirmée lorsque le sol tremble sous lui, alors qu’une énorme détonation retentit et qu’une gerbe d’écume se soulève au loin au beau milieu de l’océan jusqu’ici tranquille.

“La batterie française qui tire son coup matinal, ricane le cuisinier en tirant sur sa cigarette. Tu parles que ça effraie les sous-marins. Ça doit les faire rire, surtout. Bon, allez Stéphane, on se met au boulot, le service va commencer et dans une heure, le coin va grouiller de diplomates venus prendre leur petit déjeuner.
– J’arrive, j’arrive.”

Le cuisiner se met à froncer les sourcils, et attends que Stéphane daigne lever les yeux vers lui pour lui annoncer d’un ton des plus sérieux :

“Et attention. Aujourd’hui, changement de plans de tables. Désormais, tu sers l’ambassadeur d’Italie à la petite table, avec les alliés. Et pour toute la semaine, ce sera plats italiens pour tout le monde, pour marquer le coup.”

Stéphane part d’un petit rire, et voyant la mine étonnée du cuisinier, s’explique.

“Tu te rends compte. Une déclaration de guerre, toute l’Italie qui prend les armes, et pour nous, ça se résume à changer une assiette de table. Quand on racontera ce que l’on faisait durant la guerre, je ne suis pas sûr que ça sonne très héroïque.”

Le cuisinier hausse les épaules, et écrase la cigarette à ses pieds.

“Moi, je m’en fous. De toi à moi, je préfère raconter comment j’ai mangé des spaghettis matin et soir pour faire plaisir à un ambassadeur que de ne rien raconter parce que j’aurais pris une balle. Chacun sa guerre !”

Stéphane se lève et donne de petits coups à son pantalon pour en chasser l’herbe qui y est restée accrochée.

“Oui… chacun sa guerre.”

%d blogueurs aiment cette page :