Le régiment a été décimé.
Certaines compagnies ne comptent plus qu’une trentaine d’hommes là où elles en recensaient deux cents lorsque nous avons quitté Paris l’an dernier. Dans le village d’Hermin où nous avons été envoyés cantonner, les habitants fuient nos regards. On peut y lire la colère, la défaite, la tristesse, et tout un tas d’autres choses que les civils refusent de voir dans les yeux de leurs soldats. Les officiers eux-mêmes se font plus discrets et ont considérablement réduit le nombre d’exercices et de corvées. Certains ont besoin de temps pour se reprendre. D’autres craignent une mutinerie s’ils venaient à pousser notre troupe blessée trop loin. Et les derniers se disent simplement qu’aligner des unités massacrées pour les inspecter ou les faire courir ne ferait que mettre en avant plus encore l’ampleur de nos pertes.
Tout s’est joué en une seule, funeste journée.
Le 24 mai, nous recevons l’ordre d’aller relever le 158e dans les tranchées devant Aix-Noulette, près de la zone dite du “bois carré”, comme l’appellent les officiers. Nous nous y rendons à la nuit tombée, avec une prudence et une organisation qui n’ont rien à voir avec notre précédente, coûteuse rotation.
Des sous-officiers, placés au moindre carrefour entre deux boyaux, s’occupent d’assurer la circulation entre les unités. Ils n’osent guère élever la voix de peur de signaler leur position, et se contentent de nous faire des signes pour nous dire quand passer et nous arrêter. Des caporaux sont disposés tous les cinquante mètres, et cachés sous leur toile de tente qu’ils ont jetées sur eux comme une couverture, ils inspectent à la lampe torche les ordres de chaque unité pour lui indiquer le chemin à suivre. Un fil planté tout du long de la tranchée permet d’avancer plus vite, sans avoir à tâtonner dans l’obscurité, et c’est accroché à cette ficelle que je pars rejoindre mon poste avec les autres, Weinberg juste devant moi, dans notre file parfaitement silencieuse.
Nous ne croisons guère de soldats le sac au dos déjà prêts à partir à notre vue. La position est tenue par le 158e jusqu’au dernier moment, et le seul son qui rythme notre avance est celui d’une mitrailleuse, qui régulière comme une horloge, décoche de courtes rafales pour occuper les Allemands et s’assurer qu’ils ne puissent pas sortir de leurs tranchées pour nous assener un coup de main comme celui qui nous a tant coûté la dernière fois. Ce n’est que lorsque la dernière escouade de la dernière compagnie du régiment est enfin arrivée dans sa position que les soldats du 158e entament leur repli. Un de nos mitrailleurs reprend l’œuvre de harcèlement des positions allemandes avec exactement le même rythme que son prédécesseur, et ne trahit ainsi en rien qu’une relève vient d’avoir lieu.
Mais à peine avons-nous posé nos sacs que Chassagne vient nous glisser quelques ordres dans un chuchotis qu’il essaie de dynamiser de son ton habituel :
“Ce n’est pas encore l’heure de pioncer, bande de salopards ! dit-il à voix basse. Chemin, Mordin et Drouot, vous me suivez !”
Il ne nous laisse même pas le temps de lui demander de quoi il retourne : il est déjà occupé à nous guider hors de notre nouvel abri, un réduit souterrain installé sous une grosse plaque métallique récupérée je ne sais où et supposée nous protéger si un obus venait à déterrer notre cachette. Le sergent se faufile dans la tranchée de première ligne, inspectant sur son passage toutes les sentinelles pour s’assurer qu’elles sont aussi éveillées qu’elles devraient l’être, et nous emmène jusqu’à un espace plus large dans la position : un remblai de quelques mètres de large qui forme une pente douce en direction des lignes allemandes. Tout au bout, on a installé une barricade de bric et de broc, que Chassagne nous indique.
“On va escalader ce merdier, ordonne Chassagne et aller bouger les barbelés juste devant pour les écarter, et en silence, mes agneaux !
– Bouger nos défenses ? Ça n’a pas de sens ! s’étonne Jules.
– Ah oui ? Tu veux peut-être finir dans nos propres barbelés demain ? postillonne Chassagne à un centimètre du visage de Jules. Silence, j’ai dit !
– Demain ? grogne Benoît. On r’monte à l’assaut ? Fais chier…”
Chassagne ne le reprend pas, et c’est en grommelant que le montagnard se joint à notre petite équipée. Je suis assez rassuré de voir que Chassagne sort avec nous hors du couvert de la tranchée : nous ne serons pas trop de quatre pour exécuter cette mission. Notre groupe escalade donc la barricade, qui sert en réalité tant à protéger qu’à dissimuler une position d’assaut d’où des troupes pourront s’élancer, et nous voilà dans ce no man’s land, comme disent les Anglais, peuplé de souches d’arbres déchiquetées et de troncs couchés rongés par les balles. Nous ne bougeons que très lentement, à quatre pattes, pour essayer d’estimer l’ampleur de notre tâche. Et comptons quatre structures à barbelés et deux chevaux de frise à retirer du passage sous le couvert de l’obscurité pour assurer l’avancée de la vague d’assaut de demain.
Ce que je ne peux m’ôter de la tête. Demain, nous remontons face aux mitrailleuses.
Il faut mille précautions pour faire glisser les obstacles ne fut-ce que d’un centimètre. Impossible de s’en saisir : se relever, même courbé et dans la nuit, serait un trop grand risque. Il faut donc ramper tout autour de l’obstacle, remuer la terre avec les mains ou ses outils de poche, et le faire glisser, là encore très lentement, pour que le mouvement n’attire pas l’œil des tireurs ennemis.
À deux reprises, une fusée éclairante monte des lignes allemandes et s’embrase à quelques dizaines de mètres au-dessus du champ de bataille, jetant sur nous sa fragile lueur blanche. Nous restons allongés, immobiles, les uns près des autres, et ne pouvons communiquer qu’au travers de nos regards. Jules, qui opère avec moi, a l’air de vouloir me rassurer. Me dire qu’il n’y a rien à craindre. Chassagne se contente de regarder la fusée, guettant l’instant où nous pourrons nous remettre à notre ouvrage. Et Benoît se borne à rouler des yeux, probablement aussi ennuyé par les fusées allemandes que par les ordres français.
Une balle siffle en passant au-dessus de nous pour aller s’écraser derrière nous.
Chassagne nous fait signe de ne pas bouger. Une seconde balle passe non loin, plus à droite. Et la fusée éclairante retombe enfin au sol, où elle achève de se consumer. Chassagne, d’un coup de soulier, fait comprendre à Jules que l’on peut se remettre au travail. Les coups de feu n’étaient dus qu’à une sentinelle ennemie nerveuse qui cherchait justement à voir si en tirant, elle n’amènerait pas quelqu’un ou quelque chose à sortir de sa cachette.
En une heure, l’affaire est entendue. Les barbelés et chevaux de frise sont écartés du passage, et le sergent nous ramène jusqu’à nos lignes, où nous buvons un peu d’eau en soupirant longuement, trop heureux d’avoir achevé cette mission aussi dangereuse qu’anecdotique au regard de cette guerre.
“Il restait un peu de barbelés plus en avant, fait remarquer Jules. Des vieux, brisés, mais je les ai vus quand les Boches ont envoyé leur fusée. Et ceux-là, qui va les bouger ?
– L’artillerie, répond simplement Chassagne en fixant le ciel où de gros nuages cachent les étoiles. Elle va dégager le passage en ligne droite jusqu’aux Fritz. Alors, allez vous coucher. Demain, il faudra être en forme mes agneaux si vous voulez tuer du Boche.”
Nous ne nous faisons pas prier pour retourner jusqu’à notre casemate, où le reste de l’escouade nous a attendu sans dormir, nerveux à l’idée qu’il puisse nous arriver quelque chose. C’est Jules qui finit par briser le silence qui règne alors que tous les yeux sont posés sur nous.
“On y va les gars, dit-il. On monte casser des têtes demain.
– C’était à prévoir, répond Papa, blotti dans un coin de l’abri, seule sa tête dépassant de sa couverture. Les assauts annulés ne disparaissent pas. Ils sont juste repoussés.
– Ça se présente comment ? demande Riou.
– Je n’en sais rien, dis-je. Avec la nuit, impossible de voir. Chassagne a l’air de dire qu’on va avoir un sacré soutien d’artillerie. Mais les promesses… et puis, le régiment a déjà subi des pertes. Nous ne sommes pas en plein effectif.
– Et il nous manque Pinot, ajoute gravement Weinberg. Sans compter que ces salauds de l’infirmerie ne veulent donner aucune nouvelle. Si ça se trouve, ils l’ont même déjà abattu comme un chien et enterré derrière l’hôpital de campagne pour ne pas “casser le moral de la troupe”, comme ils disent.
– On retrouvera Pinot, dit Jules. Ne t’inquiète pas, je suis sûr qu’il va bien. On n’abat pas des gens comme ça. Même ici.
– J’aimerais être convaincu, soupire Weinberg. Vraiment. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais dormir un peu. Histoire d’avoir toutes mes chances demain.”
Nous décidons de suivre son exemple, et somnolons plus que nous ne dormons, tant nous sommes nerveux. Sans compter le bruit des patrouilles qui circulent dans la tranchée, des soldats qui reviennent eux aussi de mission pour déplacer les défenses devant nos lignes, des hommes du génie qui installent leurs canons d’infanterie de petit calibre pour couvrir notre avancée, et même d’une patrouille de Sénégalais qui tire Kane de son sommeil en reconnaissant la langue de ses parents. Il quitte la casemate à toutes jambes à la seconde où il l’entend, et s’en va discuter avec eux durant deux bonnes heures avant de revenir, un sourire nostalgique aux lèvres.
“Alors ? demande Papa en voyant notre camarade revenir s’installer sous sa couverture. Des copains à toi ?
– Parce que tous les Noirs devraient forcément se connaître ? sourcille Kane. Non, des Sénégalais. L’un d’entre eux parlait le même patois que ma mère. J’avais envie de discuter un peu dans sa langue, mais il s’est moqué de moi en me disant que je parlais comme un Blanc.
– Et qu’est-ce qu’ils font dans nos lignes ? interroge Papa que j’écoute en silence. C’est une position du 24e, ici. Ils ne viennent pas déjà nous relever, quand même ?
– Ne rêve pas, Papa. Ils sont là pour jeter un œil aux lignes puisqu’ils vont aussi être de l’assaut. Ils faisaient juste une petite reconnaissance, et devaient passer une paire de messages à des officiers.
– Hé bé, souffle Papa. S’ils font charger jusqu’aux troupes africaines, c’est que demain, c’est du sérieux.
– La grande offensive ! dit Kane. Celle pour débloquer le front, tu as entendu… bon, avec tout ça, il faut vraiment que je dorme. Désolé mon vieux !”
Et je parviens, comme eux, à me rendormir.
Je ne suis réveillé que bien des heures plus tard par le sol qui se met à trembler et de la poussière qui tombe de notre plafond de fortune sur mon visage. Tout le champ de bataille est secoué par le feu de nos canons qui font pleuvoir une pluie d’enfer sur les lignes allemandes.
Dans nos tranchées, c’est la course : des cyclistes qui ont abandonné leur vélo portent les messages d’un endroit à un autre, et chaque compagnie reçoit ses ordres. La nôtre a un rôle simple : attendre. Et passer à l’offensive “si le besoin s’en fait sentir”.
“Qu’y z’arrosent, les artiflots ! s’exclame Benoît. Jusqu’à c’qu’y ait plus besoin d’nous !
– En tout cas, ils mettent le paquet, commente Kane. Avec un peu de chance, ils auront les mitrailleuses.
– Pour ça, faudrait encore qu’y sachent viser, hé !”
Pendant près de trois heures, le bombardement dure sans discontinuer ni être contrebattu par les Allemands. À croire qu’ils sont sonnés au point de ne même pas savoir ce qu’ils doivent faire. Chassagne, qui a choisi notre abri pour attendre la fin du feu, explique cette curiosité comme il le peut.
“Vous savez ce qu’on dit : l’Allemand est un soldat, le Français, un guerrier. Le soldat est discipliné jusqu’à ce que son officier soit tué : là, il est perdu. Alors que le guerrier, lui, il improvise dans toutes les conditions ! Et nous, nous sommes des guerriers ! clame-t-il fièrement. Nos obus ont dû faucher leurs gradés, et les voilà perdus. Attendez qu’on leur tombe dessus…
– Si on a besoin de nous, souligne Papa.
– T’inquiète donc pas, ils auront besoin de nous ! sourit cruellement le sergent.”
Le sol continue à trembler jusqu’à midi, et les hommes du premier bataillon viennent se regrouper dans nos tranchées, prêts à partir à l’assaut. Ceux qui passent devant notre abri ont pour nous des regards emplis d’une certaine jalousie : eux aussi aimeraient rester dans un souterrain au lieu d’avoir à sortir des tranchées. Tous les rituels pré-assaut que nous connaissons si bien se mettent en place : la montre du colonel passe de main en main, les soldats se taisent peu à peu, et tous luttent contre la tension qui les ronge avec toutes sortes d’artifices. Juste devant notre abri, un tout jeune soldat qui porte curieusement deux baïonnettes au ceinturon est assis et lit tranquillement Sherlock Holmes. Quand son lieutenant lui indique qu’il va falloir monter en ligne, il passe une minute entière à caler son marque-page comme si un positionnement exact de celui-ci était la garantie que ce soir, il pourrait reprendre sa lecture.
“Première compagnie ! vocifère une voix dans la tranchée. Prêts à sortir !”
Tous se tournent dans le sens du départ, l’arme à la main. Et à ma grande surprise, ils n’attendent même pas que les obus aient fini de pleuvoir pour s’élancer dans un cri furieux. À peine ont-ils franchi le parapet que nous sommes tous dans la tranchée à les regarder parcourir le terrain malmené par les obus. Grimpé sur une banquette de tir, je regarde la compagnie et compte avec les autres la distance parcourue.
“Vingt mètres ! s’exclame Weinberg. Vingt mètres sans un tir !”
Les obus français commencent à se faire moins nombreux sur la ligne allemande. Le bombardement touche à sa fin.
“Quarante mètres ! s’enthousiasme Jules. Ils vont le faire, ils vont arriver dans la tranchée, les mitrailleuses allemandes sont kaput !”
Le bombardement s’est achevé, et la première compagnie, toujours rugissante, bondit d’un cratère à un autre jusqu’à arriver devant la tranchée allemande. Certains barbelés encore debout obligent les soldats à faire des détours, mais ils vont bientôt arriver dans les boyaux ennemis.
“Ils vont le faire ! glapit Jules. C’est bon ! Ils vont…”
Jules est interrompu par l’aboiement furieux d’une mitrailleuse. Nous mettons quelques secondes à la localiser : elle est juste en face de là où la première compagnie débouche. En quelques secondes, les officiers qui menaient la charge s’effondrent, mortellement touchés, et les hommes qui suivaient tombent l’un après l’autre en hurlant avant que leurs camarades ne réalisent ce qu’il se passe et ne se jettent à terre. Une seconde mitrailleuse sur leur droite ouvre le feu, et toute la compagnie se trouve coupée dans son élan, piégée à quelques mètres des lignes allemandes. Des grenades à manche montent en tournoyant depuis celles-ci et viennent s’écraser dans les cratères où on entend crier de terreur les soldats qui se retrouvent nez-à-nez avec les projectiles.
Dans la tranchée voisine de la nôtre, un cri se fait entendre :
“Deuxième compagnie ! On va les sortir de là !”
À nouveau, des dizaines d’hommes se mettent à hurler pour se donner du courage et s’élancent hors de la tranchée. Ils parviennent à franchir une bonne moitié du terrain avant que les mitrailleuses qui les ont laissé approcher ne se tournent vers eux et ne se mettent à les faucher l’un après l’autre. L’arrivée de la deuxième compagnie, loin de permettre de soutenir la charge, a simplement servi de diversion pour permettre à quelques hommes de la première vague de tenter de courir vers l’arrière. Pas un n’y parvient, fauchés dans les reins par les balles allemandes à quelques mètres de nos lignes.
“C’est un massacre ! blanchit Weinberg. Ils vont tous y passer.
– Prends ton fusil et essaie de les couvrir, salopard ! hurle Chassagne. Allez les gars, on ouvre le feu, et attention où vous tirez !”
Je me retrouve à viser comme je le peux l’endroit d’où partent les tirs de mitrailleuses, mais sans effet : je le vois mal depuis là où je suis, et dès que nos tirs se rapprochent trop, les Allemands nous envoient une grêle de balles qui nous oblige à nous cacher sans pouvoir faire quoi que ce soit. Les tirs se poursuivent ainsi que les jets de grenades, et quand je passe à nouveau mon fusil par-dessus le parapet pour tirer, je ne vois plus un assaut, mais un charnier. Les morts des deux compagnies se comptent par dizaines, et des blessés appellent à l’aide, si nombreux que je ne saurais situer un seul d’entre eux. De temps à autres, un soldat parvient à sortir en rampant de son trou pour se glisser dans celui du voisin et apporter de l’eau ou des pansements.
À notre gauche, nous apercevons d’autres compagnies, qui attaquaient une autre tranchée, se replier dans la plus grande confusion sous le feu des mitrailleuses. Soldats Français, Sénégalais et Marocains se mêlent dans la fuite et s’effondrent les uns sur les autres lorsque le déluge d’acier vient les faucher. Peu à peu, tout le long de la ligne, il n’y a plus une seule unité qui s’avance. Seulement des hommes qui essaient de survivre sous le feu constant de l’ennemi.
Près de nous, un lieutenant assis sur une caisse tente tant bien que mal d’expliquer la situation par téléphone. Autour de lui, ses hommes lui jettent des regards plein d’empathie alors qu’il gémit plus qu’il ne parle dans le combiné.
“Ils se font massacrer ici ! pleurniche-t-il. Vous comprenez ? Non, la deuxième compagnie n’a pas pu dégager la première ! Elles sont prises au piège toutes les deux, vous dis-je ! Il nous faut un tir d’artillerie sur les positions de mitrailleuses ennemies ! Pardon ? Je me moque que les canons soient trop chauds ! Il nous le faut et… rah !”
Il raccroche le téléphone si fort que je crains que celui-ci ne se brise, et gratte sa mauvaise barbe d’une main tremblante.
“Alors mon lieutenant ? demande l’un de ses hommes.
– Rien ! Rien de rien ! s’énerve-t-il. Ils disent qu’ils n’ont rien pour nous et veulent un rapport des compagnies engagées sur le terrain avant d’engager quelque action que ce soit.
– Ils n’ont qu’à venir voir par eux-mêmes ! s’exclame un soldat. Merde !”
À cet instant précis, et par je ne sais quelle mécanique du destin lui-même, un soldat français tombe lourdement dans la tranchée, du sang s’écoulant de sa hanche. Il a à peine le temps de boiter qu’il est secouru par les soldats qui l’entourent, et il lève dans ses doigts sales un papier mal plié.
“Rapport de la première compagnie, mon lieutenant, dit-il d’une voix qui traduit son épuisement. On a besoin de soutien là-haut.
– Faites-le s’asseoir, portez-lui de l’eau et examinez sa blessure ! ordonne le lieutenant. Et vous ! dit-il à un homme du groupe cycliste qui attendait là. Allez immédiatement porter ce mot au colonel !”
J’ai un moment cru que ce miraculé allait pouvoir débloquer la situation. Convaincre, grâce à ce rapport d’officier, qu’il fallait bel et bien le support d’artillerie demandé. En réalité, cet homme portait notre condamnation à mort sans que je le sache. Car lorsque le cycliste revient dans la tranchée, peu après 13 heures, il pose sur nous un regard désolé.
“Ordre du colonel, dit-il en levant bien haut un papier parfaitement propre. Compagnie Dragon, vous y allez.
– Quoi ? s’insurge Henry. Ils n’ont pas vu le merdier que c’est ici ?
– Désolé les gars, dit le cycliste. Et bonne chance.
– Fais chier !”
Le capitaine fait regrouper toute la compagnie dans notre tranchée, et nous mène jusqu’à l’endroit que nous avons dégagé dans la nuit pour favoriser les départs d’assauts. Nous nous retrouvons donc à plus d’une centaine d’hommes, serrés les uns contre les autres dans nos uniformes bleus, fusil à la main et prêts à y aller.
“Vous avez entendu, annonce Dragon en tirant lentement son sabre de son fourreau. Nous allons aider nos camarades. La dixième compagnie et la douzième vont elles aussi monter prendre ces mitrailleuses. Dès que nous tenons ces positions, les restes des deux premières compagnies pourront regagner nos lignes. Alors faites de votre mieux, et nous sauverons des vies.”
Le capitaine fait de son mieux. Mais que peut-il nous dire qui ne ressemble pas à une manière déguisée de nous envoyer nous faire massacrer comme les autres ? J’imagine qu’un officier a pensé quelque part que ce qu’il manquait à cet assaut, c’était de la vigueur pour réussir, et que plusieurs compagnies suffiraient à compenser la faiblesse face au feu par le nombre. Mais qui peut penser pareille absurdité ? Je ne sais même pas si c’est le colonel. Après tout, lui-même prend ses ordres des généraux. En tout cas, il y a quelque part quelqu’un qui n’a aucune notion de ce qu’il se passe ici, et qui pourtant, se croit apte à décider.
“Messieurs, allons-y, dit calmement Dragon avant de lever la voix : en avant !”
Je hurle. Je hurle avec les autres, et je sens mes jambes se mettre à courir d’elles-mêmes, emportées par l’élan commun. Nous sommes si serrés qu’il est difficile de ne pas trébucher les uns sur les autres, mais dès l’instant où nous mettons le pied hors de la tranchée, nous nous espaçons naturellement pour ne pas faire une cible trop aisée pour les mitrailleuses. Je cours sans y penser, les yeux fixés sur ces tranchées ennemies que j’aperçois sous un nouveau jour, une nouvelle perspective, debout entre les lignes. D’ici, je peux apercevoir le canon d’une Maxim qui pivote vers nous. À gauche et à droite, deux autres compagnies viennent elles aussi de s’élancer, et c’est une masse énorme de soldats qui fonce droit vers les Allemands.
Le terrifiant sifflement des balles se fait entendre, aussitôt suivi du bruit affreux des projectiles qui s’enfoncent dans les chairs. Notre charge se retrouve freinée par les corps des camarades qui s’effondrent devant nous, et en quelques instants, le mur d’hommes qui se dressait entre moi et l’ennemi est tombé. Certains sont morts nets, fauchés en plein élan. D’autres, blessés, se roulent par terre ou se traînent comme ils le peuvent jusqu’à tout ce qui peut ressembler à un abri.
Quand une main m’agrippe soudain la jambe.
Je tombe en avant dans la terre molle, et sent d’autres mains me tirer en arrière. Je pousse un cri et aperçoit Jules, qui courait encore, faire demi-tour pour venir dans ma direction. Je suis traîné jusqu’à un trou d’obus, et constate qu’autour de moi, d’autres soldats sont eux aussi entraînés vers les abris. Sitôt dans le cône, les doigts se desserrent autour de mes chevilles, et je peux me retourner.
Deux hommes pataugent dans la flaque d’eau croupie au fond du cratère et me jettent un regard empli d’incompréhension. Deux soldats du 24e, l’un, un homme d’une trentaine d’années avec des lunettes dont l’un des verres est brisé, et l’autre, qui se caractérise surtout par l’énorme plaie sanguinolente sur son front qui dégouline sur tout son visage.
“Qu’est-ce que vous foutez ? me dit celui à lunettes. Faut pas rester là-haut, faut se planquer ici ! C’est foutu !”
Jules saute depuis la surface jusqu’au fond du trou et éclabousse tout le monde lorsqu’il se retrouve les deux pieds dans la flaque. Il braque son fusil vers les deux hommes, qui n’ont même plus le leur à la main.
“Qu’est-ce que vous foutez tous les deux ? Antoine, tu vas bien ? me demande-t-il en m’inspectant. Expliquez-vous ou je vous descend !
– Tu peux surtout nous dire merci, dit le blessé. Vous alliez vous faire massacrer.
– C’est en laissant ces mitrailleuses tirer que l’on va se faire massacrer ! les engueule Jules.
– Sauf que vous n’aviez pas plus de chances que nous ! Tu penses que si ? Regarde donc ce qu’il en reste de ta charge, gros malin !”
Jules leur jette un regard méchant, puis après s’être à nouveau assuré que j’allais bien, rampe avec moi jusqu’au bord du cratère pour contempler le champ de bataille.
La charge est terminée. Des trois compagnies envoyées, aucune n’est parvenue à destination. J’aperçois d’autres têtes qui, tout comme moi, constatent l’ampleur du massacre. Les mitrailleuses continuent de tirer à ras de terre, et lorsqu’elles rechargent, ce sont des dizaines de fusils qui prennent le relais, sans compter les grenades. Parmi les morts tombés dans de curieuses positions, j’aperçois un capitaine empalé sur un cheval de frise, son sabre encore à la main, dont le corps est secoué de spasmes lorsque les balles le traversent à chaque fois qu’une nouvelle salve part vers ses hommes.
“La vache, souffle Jules. Cinq compagnies ! Cinq compagnies massacrées ! Et le reste piégé !
– J’espère qu’ils n’ont pas dans l’idée de nous envoyer l’artillerie, dis-je terrifié à cette pensée.
– J’aimerais que les nôtres aient cette idée, grogne Jules avant de se laisser glisser au fond du trou pour rejoindre les deux autres. Alors ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– À part se demander qui est l’idiot qui a pensé qu’on avait besoin d’infanterie et non d’artillerie ? demande le soldat à lunettes en essuyant le seul verre qui lui reste. On attend.
– Quoi donc ?
– Les ordres ? La nuit ? Les Allemands ? dit-il en haussant les épaules. Le premier qui passera.”
Je les écoute d’une oreille distraite, car toujours en haut du cratère, je regarde tout autour de moi. Je cherche des yeux des visages connus. À quelques mètres devant moi, j’aperçois le lecteur de Sherlock Holmes. Il est allongé, la bouche grande ouverte, les yeux tournés vers le ciel, son fusil en travers de son corps. Il a la tête posée dans une flaque de sang noir qui s’écoule de son cou transpercé. Près de lui, je m’aperçois qu’un blessé me regarde, les yeux emplis de terreur. Il ouvre et ferme la bouche sans un son, et j’ignore où il est touché. Il tend une main vers moi, avant d’être criblé de balles et de laisser son bras lourdement retomber au sol.
“Planque-toi, Drouot ! me hurle Chassagne que j’aperçois dépasser d’un trou d’obus voisin. Planquez-vous tous !
– Sergent, qui est avec vous ? j’hurle en retour, tête baissée.
– Mordin et Dumas.”
Benoît et Papa. Ils vont bien. À force de me cacher et de brièvement lever la tête pour rapidement chercher les autres, je finis par apercevoir Riou, qui continue à tirer allongé derrière un cadavre qui lui sert de remblai, et Henry qui m’aperçoit en retour, dans un trou bien plus en avant. Il parvient à me crier que Weinberg et Kane sont avec lui.
Mais ce sont d’autres cris plus obsédants qui montent sur le champ de bataille. Les appels des blessés. Dans le meilleur des cas, ils implorent leurs camarades de venir les chercher. Dans les pires, leurs mères. Plusieurs soldats meurent en sortant de leur abri pour répondre aux supplications malgré le feu, et il m’est difficile de ne pas moi-même sortir tenter de traîner un blessé jusqu’à un abri. Il y en a un, tout près de nous, qui a eu les deux jambes touchées et qui nous ayant repéré, nous fait toutes les promesses.
“Les gars, si vous venez me chercher, je vous file tout ce qu’il me reste de solde ! Et puis, du vin ! supplie-t-il. Vous boirez ma part tant que vous voudrez, mais soyez pas salauds, venez me cherchez !”
Jules rassure tour à tour le blessé comme moi-même. Il lui hurle que l’on viendra le chercher dès que l’on pourra. Et lorsqu’il a fini de lui mentir, les larmes aux yeux, il vient s’asseoir près de moi et me dit que c’est ainsi, qu’on n’y peut rien. Que c’est la guerre.
Nous restons plus de trois heures ainsi bloqués, à écouter les blessés se transformer en mourants, puis à s’éteindre les uns après les autres, avant que quelqu’un ne crie au porte-voix depuis nos tranchées :
“À tous les soldats du 24e : l’assaut est suspendu. Vous avez ordre de revenir !”
“Suspendu ! s’énerves Jules. C’est ça qu’il appelle suspendu ? Se faire massacrer et devoir se barrer comme on le peut ? Suspendu, tiens ! Il arriverait à me faire marrer, celui-là !
– Ce qui ne nous dit pas comment l’on sort d’ici, dis-je.
– En courant, conclut simplement le blessé qui est avec nous.
– On pourrait attendre la nuit ? propose Jules.
– L’ordre est de rentrer maintenant. Si c’est pour rentrer de nuit, certes, mais pour se faire fusiller…”
Il n’y a guère de questions à se poser, car de toute manière, un bruit de cavalcade se fait entendre : tous ceux qui le peuvent sont déjà sortis de leur trou pour se replier. En levant le nez, j’aperçois de petits nuages de gaz qui montent juste devant les lignes allemandes. Les grenades suffocantes, précieusement gardées pour nettoyer les tranchées, viennent de servir à créer un écran de fumée pour nous permettre de nous replier. Bien sûr, cela n’est pas sans risque, car elles sont loin de cacher énormément, et quand bien même, des tirs partent à l’aveuglette.
Mais mieux vaut peut-être partir dans ces conditions que d’attendre que l’artillerie balaie le terrain.
Jules, les deux soldats et moi quittons notre abri et suivons à toutes jambes le mouvement de repli alors que les hommes continuent à tomber autour de nous, et lorsque nous atteignons enfin nos lignes, j’enlace mon ami en lui donnant de grandes tapes dans le dos. Bientôt rejoints par le reste de l’escouade, qui ne peut s’empêcher de sourire à la vue de toute notre troupe au grand complet.
Mais ce qui est le cas de notre escouade, déjà largement entamée depuis 1914, n’est pas le cas des autres. Et lorsque Dragon reparaît dans la tranchée, une certaine déception sur le visage, il constate rapidement l’affreuse vérité : des cent-cinquante hommes avec lesquels il s’est élancé, il n’en reste guère plus qu’une soixantaine.
Notre compagnie est appelée à se reposer à l’arrière, et sur le chemin, nous croisons les officiers qui font le bilan de la journée : au sein du 24e, près d’un homme sur trois est hors de combat. On compte presque autant de blessés que de disparus, bien plus que les tués. Car si certains peuvent attester de la mort d’un camarade, combien sont morts sans aucun ami pour le voir ? Le confirmer ? Combien de corps introuvables ? Défigurés ?
“Disparu”. Un terme dans lequel sonne toute l’injustice de cette guerre. Nous sommes des éléments qui peuvent “disparaître”. Pas de mort glorieuse, pas de fin dont l’on fasse des tableaux. Un simple anonyme que l’on perd dans cet immense chaos.
Le lendemain de ce jour, l’état-major a ordonné au 28e de recommencer le même assaut, avec les quelques compagnies encore vaillantes du 24e en soutien. Il s’est soldé par un nouveau massacre.
Nous avons rendu ses tranchées au 158e, et laissé devant elles plus de cadavres qu’on ne pourra aller en chercher. Des corps condamnés à pourrir et à rappeler cette journée jusqu’à ce que le feu des canons les disperse complètement ou que la guerre s’arrête.
Le régiment part cantonner, et pour nous autres, c’est le village d’Hermin qui nous accueille et regarde le spectre du 24e hanter le village.
À l’instant où j’écris ces lignes, de nouveaux ordres viennent de tomber :
Au vu de l’état du 24e, il est estimé qu’il n’est plus apte au combat en tant que tel. Nous devons donc préparer nos affaires pour être envoyés dans un autre cantonnement où nous allons être renforcés jusqu’à disposer à nouveau d’effectifs convenables.
C’est la seule chose qui parvient à nous changer les idées : notre escouade va accueillir de nouvelles têtes.
J’espère juste qu’elles resteront assez longtemps parmi nous.