1er juin 1915 – Londres – Rudi Altenbach

Le zeppelin s’avance lentement, toutes lumières éteintes, au point que même sur la passerelle, seul le navigateur a l’autorisation de s’éclairer d’une minuscule lampe de poche pour inspecter la carte étalée devant lui.

“Alors ? demande le commandant.
– Trajectoire confirmée, indique le militaire en traçant de mystérieuses lignes au crayon. Nous y sommes.”

Rudi se penche par l’orifice de tir où sa mitrailleuse est installée, et passe la tête à l’extérieur du zeppelin. Le bruit des énormes hélices qui tournent au-dessus de lui est assourdissant, et le vent nocturne lui fouette le visage alors qu’il observe le paysage qui l’entoure.

Un large fleuve serpente paresseusement sous le zeppelin, et dans la nuit, ses éclats d’argent guident l’appareil comme nul autre repère. La silhouette noire d’un navire de guerre qui crache sa vapeur en suivant le courant se dessine, et Rudi peut même apercevoir les minuscules lumières des hublots du vaisseau. Il sourit : le bruit de ses machines doit probablement couvrir celui des moteurs du zeppelin, et il ignore donc parfaitement leur présence juste au-dessus de lui.

Rudi se penche un peu plus pour regarder vers l’avant : au loin, une cité brille de mille feux, et ses ponts jetés sur le fleuve laissent entrevoir des voitures qui y circulent tranquillement. Une odeur de charbon monte jusqu’au zeppelin, tant à cause du navire qui passe au-dessous de lui que des cheminées des usines dans la ceinture de la cité qui crachent des colonnes des fumée noire. Rudi regarde les lumières de la ville se rapprocher, quand, à l’instant où l’aéronef survole les premières maisons, une lumière s’éteint juste sous Rudi. Suivie d’une autre. Puis d’une autre.

Comme des milliers de lucioles dérangées en pleine parade, elles disparaissent une à une, et Rudi peut entendre des cloches se mettre à sonner, ainsi que des coups de clairon.

“Ils nous ont repérés, dit calmement le commandant à l’avant de la passerelle, penché sur la baie vitrée. Préparez-vous au largage. Dès que nos bombes sont parties, faites-nous grimper au plus haut.
– Bien mon commandant !”

Le soldat à la barre la serre nerveusement alors que sous le zeppelin, la ville achève de s’éteindre et de disparaître dans la nuit. Rudi ne distingue guère plus que l’ombre des ponts sur le fleuve, quand de nouvelles lumières s’allument. Cette fois-ci, isolées, mais terriblement puissantes. Des projecteurs qui braquent leurs faisceaux lumineux vers le ciel et se mettent à le fouiller. L’un d’entre eux passe juste devant Rudi, et manque de peu d’illuminer le zeppelin.

“Messieurs, bienvenue à Londres ! annonce le commandant. Il semblerait que nous soyons attendus.”

Le zeppelin poursuit sa course au-dessus de la capitale britannique pendant quelques minutes, avant qu’un éclair n’aveugle Rudi : un projecteur vient de se braquer droit vers lui, et vient de trouver le zeppelin. Aussitôt, tous les autres projecteurs du secteur convergent, et la passerelle toute entière se retrouver illuminée comme en plein jour. L’équipage gémit, les yeux douloureusement aveuglés après des heures de navigation nocturne, aussitôt rappelés à l’ordre par le commandant.

“Pas de ça ! Tout le monde à son poste ! Essayez de nous dégager de ces projecteurs !”

Rudi se sent presque nu et fragile, prisonnier des faisceaux lumineux qui font du zeppelin une cible géante. Il n’en faut pas plus pour que des flashs se multiplient partout en ville et que tout autour du zeppelin, des explosions apparaissent, toujours plus proches. Toute la passerelle se met à trembler sous les tirs, et lors qu’un obus explose à quelques mètres seulement, le navigateur est projeté au bas de son siège alors que tout l’équipage se retrouve à s’accrocher à tout ce qui est possible.

“Tenez bon ! ordonne le commandant. Où en sommes-nous ?
– Plus qu’une minute ! informe le navigateur, le nez ensanglanté, en se redressant péniblement pour inspecter sa carte.
– Accrochez-vous !”

Les obus explosent toujours plus près, et tenir debout devient un véritable exploit à bord. La passerelle est secouée en tous sens et armes et objets tombent au sol dans le tonnerre assourdissant des projectiles qui explosent tout autour d’eux.

“En vue ! hurle un soldat pour se faire entendre.
– Envoyez tout ! Les grenades, les bombes explosives, les incendiaires ! lui répond le commandant en se tenant à une table fixée au sol. Et bonsoir aux Londoniens !”

Il se tourne vers le barreur et, d’un grand geste, lui indique le ciel.

“Maintenant, on monte ! Sortez-nous de ce merdier !”

Sous le feu continu des batteries londoniennes, le zeppelin s’incline et se met à monter toujours plus haut, pendant que Rudi prie pour que Dieu glisse un nuage sur leur route afin de les rendre invisibles à leurs ennemis.

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