5 juin 1915 – Salins – Raphaël Pinot

 

Par le minuscule orifice sur la lourde porte que les surveillants utilisent habituellement pour s’assurer que leurs patients se tiennent bien, Raphaël peut à l’inverse voir ce qu’il se passe dans le couloir empierré du vieux fort occupé par le service de santé des armées. Deux infirmiers poussent un brancard devant eux, et sur celui-ci, Raphaël peut apercevoir un corps inerte étendu sous un drap blanc. Il guette une respiration, quelque chose, mais le drap ne bouge pas. C’est un mort que l’on ramène de la salle tout au bout du couloir. Celle où l’on emmène les patients l’un après l’autre, de ce que Raphaël a pu constater depuis les quelques jours de son arrivée.

“Pinot, c’est l’heure des soins !” braille un énorme infirmier en s’approchant de la porte. Raphaël gémit en entendant la voix, et se précipite en arrière pour se recroqueviller dans un coin de sa cellule. Il tire comme il le peut sur les manches de sa camisole, mais ne parvient pas à s’en libérer. Cela réveille simplement la douleur de sa blessure au bras, et Raphaël se met à gémir de plus belle pendant que les clés tournent dans la serrure. La porte s’ouvre enfin, et deux grands infirmiers s’approchent de lui, les mains en avant, prêts à bondir au moindre mouvement brusque.

“Du calme, Pinot, dit l’un de sa voix grave. On t’emmène te soigner, c’est pour ton bien…”

Raphaël tente de leur donner des coups de pied à la seconde où ils sont assez prêts : il ne veut pas aller au bout du couloir. Les gens qui y vont meurent. Ou en reviennent aux portes de la mort. On les entend hurler, longtemps. Pinot serre les dents et jette un regard à Rousseau.

Dans le coin opposé de la pièce, près de la porte, se tient Ludovic Rousseau. Les bras croisés pour cacher ses mains arrachées, il fixe Raphaël de son œil unique sans prêter attention au sang qui coule de son crâne ouvert sur son uniforme rouge et bleu. Rousseau est mort, Raphaël le sait. Et pourtant, il n’est jamais parti. Il n’a jamais pu le dire aux autres. Il n’a jamais pu leur dire quoi que ce soit. Mais depuis la Belgique, Rousseau les a suivis. Sur les routes de la retraite, quand le régiment était en marche, Pinot en aurait hurlé de peur lorsqu’il apercevait la silhouette de feu son camarade qui se cachait au détour d’un bois au loin. Le mort suivait la marche à bonne distance. Mais la nuit… La nuit, Pinot en pleurait de terreur. Rousseau entrait dans la casemate quand tout le monde dormait. Dès que Drouot, souvent le dernier éveillé, posait son journal et fermait les yeux. Toutes les nuits. Et il se penchait sur ses camarades sans dire un mot. Durant les tours de garde, Raphaël l’entendait marcher derrière lui. Et maintenant, Rousseau est là, dans sa cellule.

“Qu’est-ce qu’il regarde, bordel ? grogne un infirmier tout en essayant de maîtriser Pinot qui se débat. Il n’y a rien dans ce coin !
– Laisse tomber, il est taré, ajoute son collègue assis sur les jambes de Raphaël. Aide-moi, il est petit, mais il est vif !”

Un grand coup de poing dans le nez de Raphaël le sonne, et un peu de sang se met à s’en écouler alors que les infirmiers le sortent de force de sa cellule pour l’attacher à un brancard roulant, qu’ils poussent jusqu’au bout du couloir. Raphaël ne reprend ses esprits qu’une fois à l’intérieur de la pièce tant crainte.

C’est un élégant bureau, avec quantité de photos aux murs, pour la plupart représentant l’équipe médicale du fort réunie sur la place d’arme. Quelques portraits de généraux, de médecins, une affiche contre l’alcoolisme… et des meubles chargés de papiers et d’instruments médicaux que Raphaël ne connaît pas. On ne le détache que pour le faire s’asseoir sur une chaise fixée au sol au milieu de la pièce à laquelle on l’attache avec d’énormes sangles de cuir. Raphaël tente nerveusement de tirer sur les lanières pour se libérer, mais sans effet.

“Voilà docteur, annonce l’un des infirmiers en essuyant la sueur de son front, c’est votre patient. Raphaël Pinot, 24ème d’infanterie. Blessure au bras causée par une grenade. Envoyé ici pour… bah, de l’obusite, comme les autres ! ricane l’infirmier. On vous le prépare ?
– Faites, faites, répond une voix derrière Raphaël.”

Il ne peut tourner la tête, elle-même fixée par une large courroie, mais l’inconnu qui a parlé derrière lui vient se placer devant la chaise, et Raphaël se trouve nez à nez avec un grand homme très élégant, vêtu d’une blouse de médecin, et qui l’observe avec intérêt de ses grands yeux verts. Raphaël le regarde, effaré, sans comprendre ce qu’il se passe.

“Il saigne du nez ? interroge le médecin.
– Ah, oui, répond l’un des infirmiers en serrant un peu plus les sangles. Il s’est blessé lui-même, sûrement pour attirer l’attention.”

Raphaël serre les dents et se met à trembler de colère. Il ment.

“Bien, reprend le médecin en se reculant pour mieux toiser son patient. Soldat Pinot, vous souffrez d’une forme de commotion nouvelle vulgairement qualifiée “d’obusite”. L’équipe de ce fort a pour mission de vous guérir. Nous allons procéder pour ce faire à un “torpillage”, qui va permettre de remettre en place les éléments en difficulté dans votre crâne. L’expérience peut être inconfortable, cependant… ma foi, se reprend le médecin, est-ce que vous m’entendez seulement ?”

Raphaël fixe le médecin aussi fort qu’il le peut, mais le praticien ne semble pas en être affecté. Il se contente de surveiller l’infirmier lorsque celui-ci colle deux choses molles et humides sur les tempes de Raphaël avant de disparaître dans son dos. Lorsque le médecin part de devant son patient pour aller rejoindre les infirmiers derrière la chaise, Raphaël se retrouve face à face avec Rousseau, qui le fixe toujours de son œil unique.

Il a l’air de sourire.

Raphaël se met à pleurnicher et ouvre la bouche pour lui demander de le pardonner. Il ne voulait pas qu’il meure. Il ne l’a pas fait exprès. Il est désolé. Vraiment désolé. Merde, il voudrait dire tout ça à Rousseau pour qu’il parte enfin, mais aucun son ne veut sortir de sa bouche. Et tout son corps tremble de peur.

“Vous sentez ça ? dit la voix grave de l’infirmier derrière lui. Je crois que ce petit salaud s’est pissé dessus !
– Ce n’est pas grave, répond le médecin. On débute le torpillage dans trois… deux… un…”

Il y a un cliquetis mécanique.

“Envoyez le courant !”

Et Raphaël Pinot se met à hurler pendant qu’on l’électrocute.

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