9 juin 1915 – Chantilly – Commissaire principal Jean Mayeur

Jean frotte son menton mal rasé en reprenant une énième gorgée de café.

Il a devant lui le rapport des pertes du 24e d’infanterie. Près d’un homme sur trois manque à l’appel, et les rapports de l’assaut qu’ils devaient mener sont tous formels : les compagnies envoyées en avant se sont retrouvées proprement massacrées par les mitrailleuses. Entre les lignes de mots choisis des officiers qui ont rédigé les rapports, Jean peut lire leur colère. Celle d’avoir été envoyés soutenir des compagnies déjà en lambeaux sous le feu ennemi. Avoir ajouté des pertes aux pertes sans aucun gain de terrain. Ne pas avoir ordonné le repli plus tôt. Et tout y est : l’imprécision du bombardement de préparation, le manque d’artillerie lourde, l’impossibilité de se faire soutenir par les canons après le début de l’assaut, le moral des unités entamé par la multiplication des nouvelles armes allemandes quand les troupes françaises en manquent…

Jean soupire nerveusement en fermant le dossier pour le poser par-dessus le rapport du 28e d’infanterie, qui raconte peu ou prou la même chose. Rapport lui-même posé sur près d’une dizaine d’autres expliquant en détail comment l’offensive de l’Artois, attendue comme l’occasion de relancer la guerre de mouvement, est en train de tourner au massacre.

Un petit mot sur le papier à en-tête d’un général, coincé par un trombone dans l’un des dossiers indique :

“Continuez à présenter la situation comme un succès à la presse. Étouffez les pertes.”

Jean se frotte les yeux. Il est encore tôt, et cela fait des jours qu’il reçoit de mauvaises nouvelle du front de l’Artois. Il se décide donc à ouvrir un nouveau dossier que l’on vient de lui apporter, concernant le secteur de la Meuse. Peut-être enfin une véritable bonne nouvelle ?

Un profond sentiment de lassitude s’empare de Jean, lorsqu’il lit la première page du rapport. Suite à l’arrivée de lance-flammes par les troupes allemandes, une expérience similaire a été réalisée, à Vauquois, en représailles. Une troupe de sapeurs-pompiers a été envoyée arroser de liquide inflammable les premières lignes allemandes, avant d’y mettre le feu. Si les résultats de l’opération se sont montrés “satisfaisants de prime abord” pour reprendre les termes du rapport, le vent a rabattu les flammes sur les lignes françaises. S’ensuivent une liste de 69 morts et de 107 soldats, parfois très gravement brûlés. Et les avis de décès de sapeurs-pompiers.

À la dernière page du dossier, un autre petit mot, sur le même papier que le précédent, indique :

“Suite à cet incident, le développement du lance-flammes est arrêté au sein de nos armées. Prétendez que c’est pour des raisons éthiques, et que l’opération a été une réussite. Faites passer les pertes comme subies durant un bombardement.”

Jean termine bruyamment son café, et s’enfonce dans sa chaise, dépité.

“Rien ne se passe comme prévu, dit-il pour lui-même. On est en train de la perdre, cette guerre.”

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