11 juin 1915 – Saulty – Journal d’Antoine Drouot

Le régiment continue à panser ses blessures.

Jour après jour, camions et voitures s’arrêtent dans le village pour y déposer des dizaines de nouveaux venus qui vont se déverser dans les compagnies décimées du régiment. S’il est indéniable que nous avons besoin de ces renforts, l’opération se fait pourtant dans une atmosphère particulièrement tendue, et les rixes sont nombreuses à éclater.

Ainsi, alors que je suis de corvée d’eau et fais la queue devant une fontaine près de l’église du village, un énorme bidon à la main, le ton monte devant la pompe lorsqu’un jeune nouvellement arrivé au régiment se fait écarter d’un grand coup d’épaule par un ancien du régiment, qui sans un mot, colle son propre bidon sous l’eau fraîche de la fontaine.

“Hé ! s’exclame le jeune homme, indigné. C’est mon tour, j’étais devant toi !
– J’ai vu coco, c’est pour ça que je t’ai poussé, répond sèchement l’autre en ne levant même pas la tête, penché sur son bidon.
– Tu fais la queue, c’est comme ça !”

Le jeune, un grand dadais avec un simple duvet au menton, se met en tête de pousser le resquilleur d’un grand coup, déséquilibrant ainsi le vétéran. Celui-ci s’effondre alors dans le bassin de la fontaine, éclaboussant une partie de la file derrière lui, avant de se relever en donnant un grand coup de pied dans son bidon renversé.

“Espèce d’enfant de catin ! hurle-t-il. Tu ne me touches pas ! Dégage de là ou je t’en fous une !
– Tu attends ton tour ! lui répond le jeune.
– Tu vas apprendre à mieux causer aux anciens, merdeux, sinon une nuit que je serais de garde, je ne vais pas te reconnaître et te coller du plomb entre les deux yeux. “Il connaissait pas le mot de passe !” je dirai. Et on me dira “Ah oui, un nouveau ! Ça apprendra aux autres à faire attention !”. Peut-être même que j’aurai une médaille ! Maintenant, dégage !
– Je suis un soldat comme toi ! rétorque le bleu sans se laisser intimider. Alors tu prends ton tour, moi le mien, et tout ira bien.
– Il t’a dit de dégager, intervient un autre ancien dans la file. Alors tu dégages. Tu seras un soldat quand tu auras buté ton Boche, en attendant, tu es une Marie-Louise.”

Les vétérans du régiment dans la file se mettent à ricaner, lorsque deux autres bleus qui attendaient eux aussi leur tour interviennent.

“Être un ancien ne donne pas tous les droits, dit l’un. Alors laissez-le.
– Mais regardez-moi cette jolie jeune fille ! ricane un poilu. Quelle belle voix elle a !
– Laissez-moi ! Je dis juste…
– Chante pour moi, belle damoiselle ! se moque un poilu en venant l’attraper par le menton.
– Lâche-moi !”

D’un coup, il le fait reculer et l’autre tombe sur les fesses au beau milieu de la rue. Aussitôt, le nouvel arrivant responsable de la chose reçoit un grand coup de poing d’un aîné, et il tombe à son tour, le nez en sang, aux pieds de l’homme qu’il avait fait tomber.

Tout le monde jette son bidon, brandit les poings, et la file de corvée se transforme en pugilat géant entre les anciens et les nouveaux. Je m’écarte prudemment, mais un camarade d’une autre section m’attrape l’épaule et me pousse en avant.

“Allez Drouot, viens ! Faut bien leur apprendre à se battre à ces petits cons !”

“Halte !” ordonne la voix d’un officier qui arrive en courant. Les têtes se tournent brièvement vers lui, et des sourires se forment : c’est un nouveau lui aussi. Un petit lieutenant fraîchement sorti de formation qui n’a jamais vu le feu et qui flotte dans son uniforme trop grand ajusté tant bien que mal à l’aide de ses ceinturons. “Arrêtez-vous, c’est un ordre !”

Dans le tumulte de la rixe, il est aisé de faire croire que l’on n’a rien entendu, et si les bleus qui ont sûrement connu ce lieutenant à la caserne essaient d’obéir, à la seconde où ils baissent leur garde, ils se prennent de grands coups de poing qui les forcent à repartir de plus belle.

“Laisse tomber gamin, je vais te montrer comment on fait !” intervient soudain Ducastel, qui s’approche d’un pas bien décidé jusqu’au cœur de la mêlée. Je m’écarte aussitôt, comme tous ceux qui l’ont aperçu et savent de quoi il est capable, et le sous-lieutenant arrive droit dans le dos du plus grand vétéran qu’il peut trouver. Il le saisit par le col, le tire en arrière à sa grande surprise, et le traîne jusqu’à la fontaine où il lui plonge la tête dans l’eau.

Tout le monde arrête de se battre et suit, estomaqué, Ducastel en train de maintenir sous la surface la tête du pauvre soldat qui se débat et essaie de lui saisir les bras. Le sous-lieutenant lui arrache la tête de la fontaine uniquement pour lui hurler :

“T’as pas entendu les ordres ? Tu veux que je te lave les oreilles, moi ?
– Non mon…”

Il le replonge sous l’eau et recommence la manœuvre.

“Tu comprends quand on te parle ? Hein ?
– Oui mon… “

La tête du poilu repart sous les eaux, et il peine à respirer quand Ducastel l’en ressort.

“Si tu comprends et que tu entends, pourquoi tu n’obéis pas alors ?”

Il le tire hors de la fontaine et le jette au pied du bassin où le pauvre soldat se met à rouler par terre en crachant de l’eau dans de terribles quintes de toux. Ducastel jette un regard noir à l’assemblée, silencieuse, avant de se tourner vers le jeune lieutenant, tout aussi abasourdi que nous.

“C’est pas plus compliqué que ça. Tu prends le plus grand, tu le calmes, et aussitôt, les autres s’arrêtent. Et t’inquiète pas, s’ils lèvent la main sur toi, ils savent que le peloton les guette.”

Le lieutenant, confus, a les yeux qui vont du soldat à demi-noyé qui continue à tousser au sol à Ducastel. Visiblement humilié par l’intervention du sous-lieutenant qui a dû faire acte d’autorité à sa place, il tente de rappeler son rang d’une voix qu’il voudrait sûre sans y parvenir :

“Sous-lieutenant, je n’avais pas besoin de votre aide. Par ailleurs, je vous prierais de m’appeler “lieutenant” et non “gamin”. Quant au tutoiement, ces familiarités ne sont pas les bienvenues.
– Ah ouais ? demande Ducastel en levant un sourcil. T’es quel grade dans les armées de Dieu ? Moi je suis prêtre. Et mes ouailles, je les tutoie et je les appelle bien comme je veux.
– Vous vous adressez à un lieutenant, et par conséquent votre supérieur ! claironne l’autre.
– Si je m’adressais à un lieutenant, je n’aurais pas à lui apprendre à faire son boulot.”

Les soldats refrènent un rire nerveux alors que Ducastel s’éloigne, triomphant. Le jeune lieutenant est rouge de honte, et nous apercevant prêts à éclater de rire, se met à brailler :

“Allez ! En ligne, ramassez vos bidons, et reprenez vos corvées dans le calme, c’est un ordre !”

La corvée reprend en silence, mais l’anecdote résume bien l’ambiance qui est la nôtre. Il y a le règlement militaire, le seul que connaissent ces jeunes sortis des dépôts, et les règles arbitraires des anciens. Et pour les vétérans, les jeunes sont une caste inférieure à la leur. Dans cet immense merdier, il faut bien trouver plus misérable que soi. Alors ces visages propres qui débarquent ne sont pas encore leurs égaux. Non, ce sont pour eux peu ou prou des gens de l’arrière à qui on aurait donné un uniforme neuf. Il faudra passer par l’épreuve du feu pour tisser des liens.

Le jeune lieutenant n’en savait rien. Autrement, il n’aurait jamais repris Ducastel. Aucun officier ne s’y risquerait, à moins d’être lui-même un vétéran expérimenté, comme le capitaine Dragon. Et d’avoir une excellente raison. Car lorsqu’il faudra aller faire sauter un nid de mitrailleuses la nuit, les nouveaux découvriront qu’il n’y a plus ni lieutenant, ni soldat. Seulement des volontaires, des risques et des résultats. Et que c’est cela, plus que les galons, qui amène le respect.

C’est aussi pour cela que le régiment reçoit, parmi ses renforts, des hommes en provenance d’autres régiments d’infanterie, eux-mêmes vétérans. Car non seulement ils s’intègrent bien plus facilement, mais surtout, ils permettent de recomposer des compagnies avec des hommes ayant déjà un peu d’expérience.

“On ne va pas faire charger que des types qui n’ont jamais vu le feu, nous explique Anselme, notre nouveau caporal tout en mangeant son rata. Ça serait la débandade assurée.
– Hé, en Belgique, on n’avait jamais vu le feu, et on nous a fait charger quand même, intervient Jules.
– Oui, mais tout le monde était dans ce cas.
– Il y avait quand même des types plus expérimentés, souligne Jules. Le sergent Chassagne a servi dans les colonies, je crois.
– Pauv’ colonies ! se marre Benoît.
– Vous pouvez me faire charger, intervient le très discret Bocquet, occupé à nettoyer avec soin sa gamelle. Vétéran ou non, c’est une histoire de courage.
– Calme-toi mon gars, grogne Benoît. Sois pas si pressé d’aller t’faire trouer les fesses.
– Je suis pressé de finir cette guerre.
– Ben on l’est tous. Mais l’dernier qu’a ram’né sa fraise en disant qu’il allait s’faire les Boches à lui t’seul, y s’appelait Pinot. À la première bataille, y pouvait même plus t’nir son fusil, y s’faisait d’ssus. Alors annonce pas trop vite qu’t’es un héros !
– Pas un héros. Je ferai ce qui doit être fait.”

Jules et moi échangeons un regard entendu avec des sourires en coin. Bocquet n’a rien d’un garçon agréable. Il ressemble au soldat dont Chassagne pourrait rêver. Taiseux, discipliné, patriote…

Tout l’opposé de Simard, le prestidigitateur de cabaret, le genre même de personnage dont aucun livre d’histoire ne voudrait tant il n’a pas le profil du héros. C’est un vantard baratineur, qui passe son temps à provoquer Jules en lui racontant comment toutes les femmes de Paris seraient à ses pieds. Et s’il peut trouver des prétextes pour échapper à la moindre corvée, il n’hésite pas une seconde à le faire. Il est capable de citer des passages entiers d’Arsène Lupin, le tout avec un curieux accent des beaux quartiers.

Et pour mon plus grand malheur, c’est lui qu’on a collé de garde avec moi. J’aurais préféré l’Ours : vu sa carrure, je doute que n’importe quel Allemand dans un rayon de cent kilomètres ose s’approcher lorsqu’il est là.

Car pour notre première nuit de garde, une surprise de taille nous attend.

Simard et moi avons reçu l’ordre de surveiller le périmètre du cantonnement. Et plus particulièrement la route qui part vers l’Ouest. En temps normal, cette mission est affectée aux pépères de la territoriale. Mais comme nous sommes au repos depuis un moment et qu’il n’est pas question que les nouvelles recrues oublient la discipline affectée à la caserne, nous revoilà avec progressivement de plus en plus de corvées et de tâches ingrates.

Le ciel s’est couvert, toute la soirée, et à la nuit venue, des nuages jouent avec la lune, pendant qu’appuyé sur mon fusil, je lutte pour maintenir mes paupières ouvertes. Simard, installé juste de l’autre côté de la route, s’est trouvé un vieux banc de pierre sur lequel il s’est assis et fume cigarette sur cigarette, son fusil coincé entre ses genoux. Il regarde plus souvent le ciel que les alentours, et à moins que nous ne soyons attaqués par un zeppelin, il est tout bonnement inutile. De temps à autre, il regarde par-dessus son épaule vers l’Est, où l’on aperçoit les flashs des obus qui explosent sur la ligne dans un grondement permanent.

“Tu es nerveux ? dis-je pour briser le silence qui règne depuis longtemps à présent.
– Non, bien sûr que non, ment-il. Pourquoi le serais-je ? C’est la guerre. Je sais à quoi m’attendre.
– J’en doute.
– Pardon ? s’enquiert-il. Pour qui me prends-tu ? Je lis le journal, comme tout le monde.
– Hé bien justement, oublie tout ce que tu as lu ! le préviens-je. Parce que là-bas, il se passe des choses qu’on n’écrit pas. Ça ferait mauvais genre dans les journaux du matin.”

Simard pousse un grand soupir et je vois sa cigarette remuer dans la nuit.

“C’est bon, tu essaies de me faire marcher, ça ne prend pas. Là-bas, il y a des tranchées, des fusils et des canons. Qu’est-ce qu’il y a à savoir de plus ? sa voix trahit sa nervosité croissante.
– Il y a des missions sans fin entre les lignes. Des patrouilles de nuit au couteau. Des types qui se font désintégrer par les obus et dont on ne retrouve rien. Et des gars qui deviennent fous, ça…
– Arrête, arrête ! s’énerve-t-il. Je croirais entendre un écolier qui essaie de faire peur à ses camarades avec ses histoires de fantômes. Je suis sûr que tu racontes ça à tous les petits nouveaux.
– Écoute, dis-je en traversant l’étroite route qui nous sépare, moi aussi j’étais nerveux la première fois que j’ai entendu le canon. Je ne te raconte pas d’âneries. C’est du vrai, tout ça. Et il vaut mieux que tu le saches avant que…”

Je m’arrête net. J’ai entendu quelque chose.

Simard, lui, n’entend que le canon et les rires qui proviennent d’une des maisons illuminées du village. Il n’a pas encore l’oreille du vétéran qui parvient à filtrer les bruits du quotidien militaire.

Quelque chose… racle, vers l’Ouest.

“Quoi ? grogne Simard en me regardant, immobile et silencieux devant lui. Pourquoi tu t’es arrêté ?
– Il y a un bruit, dis-je. Tu entends ?
– Non, avoue-t-il. Rien. Seulement le canon.
– C’est autre chose. Une pioche. Une pelle. Ça vient de par là-bas, le long de la route.
– Des travailleurs ? baille Simard.
– On nous aurait avertis. Et puis, je n’entends qu’une pelle.
– Ben voyons, tu peux compter les pelles, maintenant, ricane-t-il. De nuit et rien qu’au son ?
– Bientôt un an que j’entends les Boches creuser la nuit en face des lignes. Alors oui. Et arrête de penser que je te mens, tu commences à m’énerver ! Maintenant, silence !”

Le bruit se poursuit. Quelqu’un creuse. Simard ramasse la grosse lampe que l’on nous a donnée pour arrêter les voitures qui s’approchent du village, mais je lui fais signe de la poser. S’il y a quelque chose à voir, vu la distance à laquelle j’entends creuser, il va falloir s’approcher. Discrètement.

“Hé, où vas-tu ?” chuchote Simard lorsque je commence à longer la route, courbé et au petit trot, pour aller voir de quoi il retourne. Après un bref juron, il écrase sa cigarette et part à ma suite, tout en continuant à se plaindre.

“Qu’est-ce que tu fais bon sang ? Et puis, par là, c’est vers l’Ouest ! Si c’était dangereux, ça viendrait de l’Est !

– J’aimerais pouvoir t’assurer que le danger ne vient que des Allemands, lui dis-je. Mais je ne peux pas. Allez, garde les pieds dans l’herbe, étouffe tes pas !
– On n’apprend pas ça à la caserne…”

La route qui file vers l’Ouest glisse entre d’immenses champs endormis. Lorsque les nuages nous font enfin l’honneur de dévoiler la lune, des bois jaillissent de la nuit au loin, mais surtout, j’aperçois un endroit dont j’ai entendu parler sans le fréquenter.

Un cimetière improvisé comme on en croise au bord des routes où les armées sont passées. Une vingtaine de croix, de formes et de tailles différentes, et en aucun cas alignées, surplombées de képis, de fleurs, de panonceaux… qui font de cet endroit un site curieux lorsque seule la lune l’éclaire et dévoile ces formes chaotiques regroupées au bord d’un champ.

Le bruit de pelle est plus fort que jamais, et je m’arrête net.

“Si tu essaies de me foutre la trouille, tu arrêtes tout de suite ! me chuchote Simard.
– Chut !”

Je lui pointe du doigt la forme penchée entre les tombes qui est en train de creuser. Elle a un manteau beaucoup trop lourd pour la saison jeté sur les épaules, et sa pelle se lève et s’abaisse sans cesse, jusqu’à s’arrêter. On entend alors le son de quelque chose que l’on traîne.

“Il enterre un type ! bredouille Simard. C’est tout !
– Sans lumière ? Si loin du front ?”

Je me redresse et pointe mon arme droit vers la forme.

“Halte ! dis-je à voix haute. Qui va là ?”

La silhouette s’arrête net. Mais ne répond pas.

Et soudain, avec une étonnante vivacité, elle donne un grand coup de pelle qui provoque un bruit horrible de chair tranchée, et se lève pour s’enfuir en courant.

“HALTE !” Je hurle à présent et commence à courir droit à la poursuite du fugitif. Il court à travers champs, et je tire un premier coup de feu en l’air. Simard, complètement paniqué, comprend que c’est du sérieux.

“HALTE !” dis-je une troisième et dernière fois alors que la silhouette continue d’essayer de me semer. Et comme il n’arrête pas, je mets genou à terre, et tire cette fois-ci vers ma cible.

Il fait nuit, et seule la lune me permet de la distinguer. Dans ces circonstances, je suis loin d’égaler Riou et son adresse au tir : je le rate. Pendant que je fais claquer la culasse de mon fusil, je braille sur Simard, dont le manque d’initiative me rend fou.

“Tire ! Mais tire, bon dieu !”

Simard se jette au sol, et se met à décocher ses coups de feu avec un manque d’adresse encore plus flagrant que le mien. Le fuyard s’apprête à atteindre un bosquet en bordure de champ pour nous échapper, lorsque je parviens enfin à me calmer et à retenir ma respiration pour tirer une dernière balle.

Un cri de douleur étouffé, et la silhouette disparaît dans les bois.

“Allez Simard !” dis-je tout en entendant les premiers sifflets d’alerte qui montent du village. “On le poursuit !”

Nous partons tous deux en direction des bois, ce qui n’est pas pour rassurer mon nouveau camarade qui a le droit à un bien étrange baptême du feu. Mais lorsqu’enfin nous y arrivons, le bosquet est suffisamment épais pour nous gêner considérablement dans nos recherches. Il serait facile pour quelqu’un de se cacher ici.

Des lampes brinquebalent sur la route alors que des hommes arrivent en courant vers nous.

“Par ici !” dis-je en agitant la lampe que Simard avait emportée, et qui nous sert à inspecter les fourrés. Un sergent et toute une escouade nous rejoignent au pas de gymnastique, et demandent aussitôt des explications : j’explique que nous avons repéré un rôdeur dans le cimetière et l’avons poursuivi jusqu’ici. Mais malgré ce renfort qui nous permet de passer au peigne fin le bosquet, notre cible a disparu.

Tout au plus trouvons-nous un peu de sang frais sur un tronc. Je l’ai touché. Il n’a pas pu aller bien loin.

“Si c’est un gars du village, civil ou militaire, il va avoir besoin de soins, dit le sergent. On devrait rapidement le retrouver. Pas d’inquiétude. Allons plutôt voir ce qu’il fichait au cimetière.”

Lorsque nous arrivons au beau milieu des croix de bois que nous passons sous nos faisceaux lumineux avec une certaine prudence, comme si nous craignions de réveiller les morts qui dorment, l’une des tombes est ouverte.

Un corps est assis dans sa fosse, du sang noir qui coule d’un énorme trou près de sa gorge. C’est un jeune sous-lieutenant, qui ne doit pas être mort depuis plus de quelques jours, et qui a un bras posé sur la terre fraîchement retournée à côté de sa dernière demeure.

Et au bout de ce bras, manque sa main.

“Nom de… “

Dans leur majorité, les soldats présents, dont moi-même, jurent et se mettent à guetter nerveusement les alentours. Seuls les nouvelles recrues ne comprennent pas ce qu’il se passe et se contentent de regarder avec dégoût ce corps qui est probablement le premier qu’elles voient.

“Cherchez sa main, ordonne le sergent. Et renterez-le.”

Évidemment, la main a disparu. Nous renterons le pauvre officier et laissons une patrouille au cimetière pendant que toutes les gardes sont doublées au village. Et des cyclistes envoyés sur les routes à la recherche de notre maraudeur.

De la nuit, personne n’en trouve trace. Et au matin, personne ne s’est présenté à l’infirmerie. Pas plus que l’un d’entre nous ne se découvre une inexplicable blessure, ou ne se mette à boiter.

Tout au plus, nous apprenons que le sous-lieutenant qui a vu sa tombe être violée a été tué il y a deux jours. Il a été victime d’un projectile et chargé dans une ambulance qui devait le ramener jusqu’à une unité de chirurgie. Il est cependant mort en chemin, et l’ambulance a donc déposé le corps au cimetière improvisé pour que des territoriaux l’enterrent. Et le véhicule de secours a ainsi pu repartir aussitôt chercher d’autres blessés au front.

Je pensais que nous avions laissé cette histoire de main tranchée en Champagne.

Mais elle nous a suivis jusqu’ici. Ce qui veut dire qu’elle est liée à notre régiment. Que l’un d’entre nous dérange les morts, les camarades tombés, pour d’obscures raisons.

La tension vient de monter encore un peu plus dans nos rangs.

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