22 juin 1915 – Bruges – Rudi Altenbach

Assis dans un coin de sa cellule, Rudi profite de la fraîcheur des vieilles pierres de sa prison pendant qu’au-dehors, un soleil brûlant chauffe les toits de Bruges. À demi-assoupi, il repense à la manière dont il est arrivé là. Il n’a guère de souvenirs du naufrage du zeppelin. Il se souvient avoir été arraché à son poste, et avoir brièvement repris connaissance pour voir le monstre s’abîmer dans les eaux de la Manche comme un immense animal mourant. Près de l’appareil, quelques survivants appelaient à l’aide, mais avec sa mauvaise jambe, Rudi ne pouvait guère bouger. Il s’est accroché à des débris de ce qui fut la table de bois du navigateur du bord, et s’est laissé dériver, à peine conscient, en espérant qu’on lui porte secours. Que sont devenus les autres ? Il n’en a aucune idée.

Un chalutier néerlandais l’a recueilli alors qu’il dérivait, et de ce que Rudi a compris, ils l’ont d’abord pris pour un aviateur anglais. Il n’a pas dit un mot et a attendu de retrouver toute sa conscience pour se saisir d’un couteau de pêcheur et menacer l’un des marins afin de les obliger à le déposer au port allemand le plus proche. S’ils l’emmenaient aux Pays-Bas, c’était la captivité à coup sûr. Les pêcheurs l’ont donc emmené jusqu’à Bruges, en Belgique, où le port occupé sert désormais de base de sous-marins.

Rudi en aurait pleuré de joie. La vue des sous-marins alignés dans le port au loin, la tranquillité d’une ville loin du front, les drapeaux allemands flottant au vent… une vue qu’il n’oublierait jamais. Il avait survécu au naufrage de son zeppelin et avait regagné ses lignes. Une histoire qu’il raconterait à ses descendants jusqu’à la fin de ses jours.

La partie moins glorieuse était lorsqu’un canot rempli de marins allemands s’était approché du chalutier pour l’intercepter. Des civils n’avaient rien à faire si près d’un port militaire. Ils n’avaient qu’à peine écouté le récit de Rudi, qu’ils soupçonnaient d’être un espion, et avaient jeté tout le monde au cachot.

Le bruit de moteurs dans le ciel tire Rudi de ses pensées et le pousse à aller regarder par le soupirail : dans le ciel d’un bleu impeccable, au-dessus des maisons de Bruges, un zeppelin s’avance lentement, une nuée d’avions tourbillonnant autour de lui.

“Une escorte… c’est maintenant qu’ils y pensent ! grogne-t-il. »

“Critiquer le commandement n’améliorera pas votre cas.”

Rudi a une exclamation de surprise lorsqu’il se retourne pour trouver à la porte de sa cellule un immense officier allemand qui fait signe au geôlier de lui ouvrir. Lorsqu’il pénètre dans le réduit, Rudi a l’impression d’être pris au piège avec une sorte de gorille en uniforme à galons. Prudemment, il retourne dans le coin de fraîcheur où il somnolait depuis des heures, sans quitter des yeux l’officier qui a un regard méprisant pour sa tenue en lambeaux.

“Mon capitaine ? bredouille Rudi en claquant ses talons nus, ses bottes étant au fond de la mer. – Je viens de recevoir par télégramme la confirmation de votre identité et nombre d’éléments confirmant votre récit, caporal Altenbach. Bon retour parmi nous. – Merci mon capitaine, personne ne voulait me croire ! – Jusqu’à preuve du contraire, pour nous, vous étiez un homme ayant menacé un navire neutre pour se rendre jusqu’à un port militaire allemand. Vous étiez donc plus probablement un criminel ou un espion que le survivant d’un zeppelin perdu bien loin d’ici. – Sait-on ce que sont devenus les autres ? s’inquiète Rudi. – Pas encore. Les Britanniques doivent nous communiquer une liste de leurs prisonniers. Mais nous avons déjà d’autres choses à voir ensemble. Déjà, votre acte de piraterie vis-à-vis de ce chalutier a créé un incident diplomatique avec les Pays-Bas. Heureusement pour vous, ils ont accepté de ne pas engager de poursuites si l’équipage du navire était libéré dans l’heure et pouvait regagner son chalutier.”

Nerveusement, Rudi gratte du bout des doigts les vieilles pierres dans son dos. La guerre est finalement chose plus compliquée qu’il n’imaginait. Il s’attendait à ce qu’on l’accueille en héros, pas en criminel. Et encore moins que ses actes soient discutés par des diplomates.

“Et maintenant ? demande Rudi. Je rejoins un nouveau zeppelin ? – Je crains que non, dit le capitaine tout en s’asseyant sur l’unique tabouret de la cellule. Nous avons perdu plus de zeppelins que nous n’en avons construits. Tous les équipages sont pleins. – Alors… tente timidement Rudi. – C’est la raison pour laquelle je suis ici, explique l’officier. Vous avez montré, malgré votre blessure à la jambe, une significative capacité à vous débrouiller pour survivre et vous débrouiller dans une situation particulièrement difficile.”

Il s’allume tranquillement une cigarette en regardant distraitement par le soupirail le zeppelin qui s’éloigne au loin.

“Ce que je vais vous dire ne doit pas sortir d’ici. Voyez-vous, tout le monde sait que les Etats-Unis ravitaillent les Anglais. Ce que les Américains nient. Tous comme les Anglais. D’après eux, toutes ces caisses de munitions qui partent pour l’Europe n’existent tout simplement pas. Or, nous avons sur place, pour surveiller ces caisses qui n’existent pas, des hommes qui n’existent pas. Dont un certain nombre d’anciens marins. Qui tentent de rapprocher le mensonge de la réalité,  en faisant disparaître, autant que faire se peut, tout ou partie de ce ravitaillement.

Le capitaine souffle sa fumée vers le soupirail avec un grand sourire.

“Vous partez pour les États-Unis, Altenbach. Nos services de renseignements ont besoin d’hommes comme vous..”

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