23 juin 1915 – Belleville – Édouard Bachimont

 

Depuis la rue, on peut apercevoir les ombres se mouvoir dans le dernier appartement de la rue aux lumières encore allumées. Des silhouettes tantôt massives, tantôt malingres, qui manient des gourdins ou emportent des meubles au son de cris apeurés. L’immeuble fait le coin d’une allée de Belleville, et tout en bas de celui-ci, un petit groupe d’hommes en uniformes a le nez levé vers le spectacle de cet appartement en train d’être pillé.

“Alors chef ? demande l’un des policiers. On intervient ?
– Attends.”

Édouard Bachimont inspecte son calepin à la lueur de sa lampe de poche. Quelques noms et adresses griffonnées défilent sous ses doigts, et sans prêter attention aux cris de femmes qui montent de l’appartement, il lèche soigneusement son index avant de tourner chaque page.

“Chef ! insiste le jeune agent sous ses ordres dont les taches de rousseur sont visibles à chaque fois que son visage s’approche de l’éclat de la lampe. Ils sont en train de les frapper là-haut ! On doit y aller !”

Une porte claque au bas de l’immeuble, et deux silhouettes s’enfuient en emportant avec elles ce qui ressemble à un buffet, galopant aussi vite que leur lourd chargement le leur permet. Le jeune policier tire son revolver de son étui et porte son sifflet à ses lèvres, quand la main d’un de ses collègues le lui arrache.

“Hé !
– Le chef t’a dit d’attendre, grogne le vieux policier à côté de lui. Alors tu attends.
– Mais ils vont tuer toute la famille là-haut si on ne fait rien.”

Un nourrisson se met à pleurer depuis les fenêtres de l’appartement, pendant que d’autres pillards quittent l’immeuble en courant. Édouard referme son petit carnet et pose doucement la main sur le revolver tiré de son subalterne.

“Range-ça. Tu pourrais blesser quelqu’un.
– Chef ! Non ! supplie-t-il.
– J’ai vérifié l’adresse : ce sont bien des Boches qui habitent là. Ils n’ont que ce qu’ils méritent.
– Les Allemands ont quitté le pays l’an dernier chef ! gémit le policier en jetant des regards désespérés vers la fenêtre. Ce sont des Français, merde !
– Naturalisés, souligne Bachimont. Et un Boche reste un Boche. Papiers ou pas.”

Édouard siffle et tourne les talons pour indiquer que la patrouille va continuer son chemin comme si de rien n’était.

“C’est une forme de justice, explique le brigadier en éloignant tranquillement ses hommes. Ils prennent nos gamins. On ne va pas pleurer quand des Français leur prennent leurs meubles. Et s’ils ne sont pas contents, qu’ils retournent à Berlin !”

Puis, tranquillement, la patrouille s’éloigne au son des sifflements paisibles d’Édouard.

%d blogueurs aiment cette page :