26 juin 1915 – Londres – Howard Harrington

Howard tente de ne pas montrer sa nervosité alors qu’il remonte une rue londonienne pendant qu’au loin, on entend sonner les cloches d’une église. En traversant, il manque
de peu de glisser sur les pavés trempés par la tiède pluie de ce jeune été, et jure doucement en s’enfonçant dans la foule du trottoir d’en face. Ce n’est qu’au moment de tourner au coin de la rue pour poursuivre son chemin qu’il se retourne brièvement.

Tout au bout de l’artère qu’il s’apprête à quitter, il aperçoit la silhouette en costume noir et chapeau à la dernière mode de celui qui est supposé être son subalterne à l’ambassade, Edward. Rufus lui avait promis quelqu’un pour le remplacer dans la plupart de ses tâches après l’affaire du Lusitania, et un beau matin, il lui a présenté Edward. Jusqu’ici, tout allait bien avec ce jeune homme aussi discret que bien de sa personne, qui raccompagnait Howard chez lui chaque soir en voiture afin d’éviter que les Anglais ne l’interceptent pour lui poser des questions.

Jusqu’à ce qu’Howard ne décide de parler à la presse. Bien sûr, Rufus le lui a interdit. Mais l’affaire du Lusitania lui pesait trop sur la conscience.

C’est là que les choses ont dégénéré.

Pour rencontrer les journalistes discrètement, Howard a pensé à s’y rendre après le travail. À pied. Mais Edward s’est toujours montré très insistant pour le raccompagner. Il lui est alors venu à l’idée de s’y rendre après être rentré chez lui, une fois Edward reparti. Jusqu’à ce qu’il remarque sa voiture garée au bout de la rue, de longues heures, chaque soir. Et aujourd’hui, même en sortant de l’ambassade sans prévenir personne, il faut qu’il trouve Edward derrière lui.

“Ce n’est pas vrai… grommèle Howard. Ça doit s’arrêter !”

Non loin devant lui, le pub où il est parvenu à donner rendez-vous à un journaliste l’attend. Un établissement coquet avec une grande vitrine à l’angle d’une rue, et couvert de drapeaux britanniques claquant dans le vent. En se retournant à nouveau, sa vue est bloquée l’espace d’un instant par un canon anti-aérien tracté par deux chevaux qui s’avance devant lui, mais sitôt celui-ci éloigné, il n’y a plus personne là où Edward se tenait.

Howard inspecte quelques secondes la foule pour tenter d’y retrouver son compatriote, sans résultat. Par sécurité, Howard fait encore quelques détours sans qu’Edward ne reparaisse, avant de revenir sur ses pas pour se rendre au pub, où l’attend à une table le journaliste à qui il a donné rendez-vous. Un type avec une moustache blonde recourbée aux extrémités et des lunettes abîmées, occupé à tailler un crayon de papier en regardant par la fenêtre. Il marmonne quelque chose, un sourire aux lèvres, tout en inspectant la rue sans même voir Howard s’approcher de lui. Après tout, ils ne se sont jamais vus.

“Je crois que nous avons rendez-vous, annonce Howard en s’approchant la main tendue.
– Ah ! sourit le journaliste. Mes excuses ! Mais, asseyez-vous ! dit-il en désignant la chaise face à lui. Je ne vous ai pas vu arriver, vous n’avez pas vraiment une tête d’Américain. Je pensais que vous étiez le Monsieur de l’autre côté de la rue…”

Howard blanchit à ces mots, et se tourne paniqué vers la vitrine juste à côté d’eux.

Edward est déjà là et se tient juste de l’autre côté. Howard reconnaît ses yeux, même s’il a quitté son chapeau et sa veste et a un masque de toile qui lui dissimule le bas du visage.

Et à la main, il tient un revolver braqué sur le journaliste.

La vitrine explose lorsque le coup de feu part, et la tête du journaliste tombe sur la table au milieu des débris de verre, une expression de surprise sur le visage.

“Non !”

Howard hurle au beau milieu des cris de terreur qui montent dans tout le pub, alors que les clients se jettent sous les tables. Il a à peine le temps de faire quelques pas qu’une nouvelle détonation se fait entendre et qu’il sent quelque chose lui pénétrer l’épaule. Tant pis, il n’a plus rien à perdre. Il court en avant alors que d’autres balles sifflent autour de lui, et s’enfuit du pub pour se retrouver dans la rue au beau milieu des passants qui se dispersent en tous sens. Une main sur sa blessure, Howard serre les dents et entreprend de s’enfuir dans la ruelle la plus proche. Après tout, inutile de rester sur les grandes artères : si Edward était prêt à ouvrir le feu devant le pub, il se moque sûrement d’éventuels témoins. Mais comment a-t-il su ? Et surtout, qui est-il pour être allé si loin ? Une question traverse l’esprit d’Howard :

Est-ce que Rufus sait pour Edward ? Est-ce qu’il l’a choisi pour cela ? Est-ce que depuis le début, il avait prévu de le tuer s’il tentait de parler ?

“Il est parti par là !” monte la voix d’Eward au coin de la ruelle, alors qu’une voiture arrive dans un rugissement de moteur. Howard entend des bruits de course. Ils sont plusieurs à ses trousses. Et ils n’ont pas dans l’idée de le laisser se rendre.

Howard court comme il le peut, alors qu’il sent la fièvre monter. Ses mains sont poisseuses du sang de sa blessure, et intérieurement, il n’a plus qu’une seule question :

Où aller ?

À l’ambassade américaine ? Edward vient de là. Ils ont voulu l’empêcher de parler, ce n’est sûrement pas pour l’aider à présent. Chez lui ? Ils savent parfaitement où il loge. Un hôpital ? C’est le premier endroit où ils chercheront. Les autorités anglaises ? Si elles mettent la main sur lui, il y a de fortes chances qu’elles préfèrent laisser mourir un témoin encombrant du Lusitania. Non, il a besoin de soins, de fuir, et probablement d’une nouvelle identité. Mais qui peut lui fournir ça ? Qui donnerait autant à un fugitif sans argent pour qui certains seraient prêts à payer cher pour le voir mourir ?

Une idée stupide traverse l’esprit fiévreux d’Howard.

Mais c’est la seule qu’il ait pour le moment. Alors va pour celle-là.

Howard tourne dans une nouvelle ruelle, avec l’espoir qu’il a encore une chance de s’en sortir.

Du moins, s’il survit aujourd’hui.

Derrière lui, les bruits de course se rapprochent.

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